2 novembre 2010

Deerhunter in Portland, wonderful moment of noisy indie rock


October, 28th, 2010 - Deerhunter in concert at the Wonder Ballroom - Portland, Oregon

Une vague, un élan métallique, lourd vrombissement d'écho, bourdon rugueux, les amplis sont prêts et les couches de guitares entament leurs sculptures, douces bourrasques, la rage contenue, la poésie du bruit et du rock ; un soulagement, un grand soulagement. Deerhunter vient d'entrer sur scène au Wonder Ballroom de Portland, ce jeudi soir, et enfin, je respire, je me détends. Le grand ramdam du bruit s'élance, je souris enfin, relâché.

Car il est des soirées où la nervosité s'invite malgré l'excitation d'un concert attendu, où les marche pieds se font désagréables, portés sur les trébuchements, et toutes les situations se font agaçantes. Fatigue, poids du décalage horaire, journée de conférence plutôt longue et peu concluantes, et mon humeur avait doucement dérapé ce jeudi. Comme grommelant, inquiet, courant vers la détente pour y trouver un soulagement, sans vraiment y dénicher l'apaisement. Le poulet était bon, pourtant, dans ce barbecue en face de la salle de concert, et la bière excellente, mais quelques résidus de panique grondaient, de mauvais rêves, de discussions inconcluantes et tristes. Je souriais, j'allais enfin voir ce concert de Deerhunter dans cette jolie petite salle, mais je n'étais qu'instable, épidermique, prêt à griffer à la moindre caresse mal portée, à la bousculade bête.

Comment expliquer autrement mon dégoût profond pour la première partie offerte par Real Estate ? Un petit rock propre, presque instrumental, doux, étiré, aux paroles rêveuses, et qui m'a pourtant paru d'une bêtise affligeante, d'une mollesse vulgaire et détestable. Pourquoi ces filles dansaient-elles aussi joyeuses autour de moi, ravies ? Un groupe de gamins avec un pull mou entrouvert, sans énergie, rêvant à peine et certainement pas à haute voix. Réveillez-vous, les gars, un peu de pêche, sortez-vous les doigts ! Quelques morceaux vaguement mid-mid-up-tempo (et le mot est faible) avait à peine éteint mes soupirs, mes envies de gueuler à la fin de chaque morceau. Bon sang, soyez jeunes !

Mais mes ondes négatives n'étaient certainement pas la seule explication de mon emportement, l'ami Lester Bangs n'y est pas étranger. J'ai passé les dix derniers à lire le recueil de ses critiques rock des années 70, le très joli Psychotic Reactions and Carburator Dung. Il y défend sans cesse l'énergie du rock, la pure énergie, l'emportement d'un Iggy Pop ou de quelques obscurs trifouilleurs d'électricité, gamin saturés d'ennuis, de frustration sexuelle & d'énergie brute. Un peu plus tôt ce jeudi, je m'étais régalé de ces emportements contre le jeune David Bowie, icône froide & rigide, trop distante, peu ouvert & honnête ; et pourtant j'adore Bowie. Mais le style ultra-rapide de Bangs avait déteint sur moi, plein d'emportement, d'imprécations, d'épithètes à rallonge : les gosses de Real Estate ne méritaient pas mieux qu'une baffe-et-au-lit, bon sang.

Lester Bangs, goutte d'eau de mon agacement ? Mais aussi, discrètement, source de mon salut léger. Les gamins mous de Real Estate rangent encore leurs jouets, je ressors mon recueil de Bangs, et deux jeunes devant moi se retournent. "Que lis-tu ?" "Lester Bangs, c'est assez fascinant" (je monte la couverture jaune presque psychédélique, le titre tellement peu clair). Ces jeunes doivent être encore plus jeunes que les apprentis dream-popper de Real Estate, ils ne doivent pas avoir 20 ans. Fille un peu grassouillette, queue de cheval, T-shirt simple, boucles d'oreille noires ; mec ébouriffé jusqu'à la barbe rousse ou blonde, lunettes aux montures banalement démodées, fringues un peu souples. On bavarde. Ils sont du coin, ils aiment la musique, aiment Real Estate, adorent Deerhunter ; le mec fait du skate : un skater, à Portland, comme dans le film Paranoid Park de Gus Van Sant, l'enfant du pays ! C'est donc bien une ville de skaters !

On bavarde, on blague, on échange les anecdotes. Ils aimeraient bien aller à Paris, ils aiment bien la poutine, ce plat français. Hé, ho, hop hop hop, la poutine, c'est québécois, pas de telles bêtises avec le fromage en France - mais mince, vous avez de la poutine à Portland ? On rigole, on échange même les numéros de téléphones. Ils apprécient mes conneries, mes blagounettes, mes histoires balancées souriant, ce copain qui a fait ci, ce concert aperçu là-bas.

On m'écoute, je ne suis pas qu'une boule de fatigue & d'agacement. Je ne suis pas qu'une merde.

Mais c'est bien Deerhunter qui m'a définitivement détendu. Entrant sur scène contents d'être là, bavardant avec la foule, et branchant aussitôt les guitares sur "fort et SATURé", très saturé. Des nappes noise auxquelles je m'attendais, d'après les précédents albums, mais que je n'espérais pas voir durer toute la soirée. Leur dernier album Halcyon Digest joue plutôt sur les douces atmosphères, les petites cordes, des sons presque électroniques ; les nouvelles chansons sont toujours aussi belles, délicates & douces, mais parfaitement enveloppées de ces bourdons de guitare,  de ces drones saturés, offrant une perspective parallèle, un long grognement maintenu - et c'est magnifique, envoûtant. Un terrible exemple de pop et rock, de noisy pop dans mes rêves primitives, oscillations entre la fraîcheur d'un chant ému et la rugosité d'une électricité brute, à peine domptée en apparence. Ces faces extrêmes vers lesquelles on peut tourner un peu plus le regard parfois, si l'on veut saisir la caresse ou agripper la brute ; un alliage que je ne parviens toujours pas à rendre par écrit, hélas, mais sur lequel je vais continuer à travailler, mon défi d'écriture.

Néanmoins, malgré les limites de mes mots ou phrases plates, l'ivresse est là, le bonheur musical, le grand sourire.

D'autant que Deerhunter offre en live un aspect qui me plaît toujours, aspect certainement inconscient pourtant : le plaisir de découvrir de superbes personnages dans ces musiciens, combinaison de charisme, d'attitude bringuebalante, de fringues, de look négligé, de petits détails. Cet ensemble qui donne envie de ne pas quitter les silhouettes du regard, d'en observer les caractéristiques, de s'amuser à en dresser le portrait. Batterie au fond, presque invisible, mais détendu, chemise jaune ou orange avec trois boutons d'ouverts. Sur la droite, côté cour, Lockett Pundt, guitariste, qui chantera un ou deux titres, dont le premier du set ; alliance T-shirt plus chemise à carreaux ouverte, petite moustache, fine mais large, presque comme un accessoire de cinéma, très noire. Sur la gauche, côté jardin, Bradford Cox, le leader, la figure, le personnage, l'emblème, terriblement impressionnant. Long, mince, fin, la poitrine plate et les épaules carrés, presque pointus, d'où sorte des membres allongés, presque des bâtons pour bras ; une gueule vaguement cassée, un peu biscornue, une coupe au bol ; la gouaille dans les interventions, haranguant encore et encore les ingénieurs du son, parce que mince "on ne s'entend pas ici, on ne s'entend pas". 

Mais finalement, mine de rien, Joshua Fauver le bassiste m'a aussi fait profondément impression. Aucun micro, il ne chante pas, et pourtant debout en plein milieu de scène. Marchant parfois vers l'avant, parfois vers l'arrière, mais sans oscillation : il s'avance, ou il recule, flottant un peu, mais maîtrisant le flot. Rêveur, rêvant. Parfois la tête doucement penchée sur le côté, vers sa gauche, mais les yeux droits devant lui, ouverts ou infiniment fermés, à savoir à 95% ouverts ; délicatement entourés de cernes naturelles. Un sourire mince, un pull à bandes noires et grises, peu épais certainement. Il pianote sa basse, en balance quelques notes, la torture parfois un peu plus - le son s'échappe souvent vers des teneurs plus noise, plus bruyantes encore que le niveau de base. Mais Joshua se dresse toujours placide, comme une lueur gaie et douce, ravi d'être là, peut-être un peu timide, et encore, mais surtout appréciant joyeusement sa musique, y restant plongé face au public.

Quoiqu'il en soit, une magnifique équipe que ces Deerhunter, un superbe moment de rock indie doucement noisy, des morceaux dans lesquels se lover pour effacer les idées sombres. Piocher dans l'énergie du son comme dans la mélancolie de la voix, et monter les marches, monter, souriant peu à peu. Je flotte, je flotte, et je flotte encore un peu en y songeant, en regardant la jolie vidéo Noir & Blanc prise ce jeudi soir de Portland - vidéo diffusée le lendemain même par le grand Pitchfork, vidéo dont m'a parlé le skater ébouriffé quand je l'ai recroisé le lendemain même. Superbe musique, belle rencontre : je suis parfois chanceux dans mes petites plongées fatiguées.

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