31 août 2010

Bucktown, le classique au sax de Smif-n-Wessun

Bucktown
by Smif-n-Wessun (1994)

Goûtant toujours doucement au hip hop et aux classiques, morceaux ayant souvent autour de 15 ou 20 ans. Je me réjouis de ces sons et de leur énergie propre, leur inventivité, la force des flows légèrement détachés, le claquement des beats, les jolis samples. Rien de très original à présenter ces titres, tout amateur les connaîtra, mais cela me servirat de petit bloc note, prise de note permanente ; c'est cela aussi, un blog, non ?

Non, ce superbe Bucktown n'est pas vraiment un trésor caché, un grand classique du début des années 90. Enorme classique même dans le milieu hip hop underground vers 1994, apparemment, époque de percée du Wu Tang ou de Nas autour de New York. Smiff-n-Wessun, duo de MC au flow claquant, et des samples à l'amertume acide, comme un bon jazz de film noir, mais un jazz de scène menaçante et grise, pas un jazz souple de séduction. Car Bucktown, c'est d'abord cette boucle de sax qui chuchote son grain à l'oreille, cette touche marquante, sur lequel les contes de quartier & gangsters & ganja se posent avec élégance.

Peut-on utiliser un autre mot qu'élégance ? Le choix des samples semble d'un goût magnifique comme le révèle Wikipedia. Le sax vient d'un titre jazz de Jack Bruce, membre fondateur de Cream, le beat d'un morceau psychédélique de 1970 par les obscures Power of Zeus ; voilà qui donne tout de suite une teinte personnelle, et qui rappelle l'inventivité du hip hop pour construire à partir de pièces perdues.

Sorti en 1995, l'album Da Shinin' offre une superbe cohérence. Le duo n'offrira pas de suite valable, certainement éprouvé par le procès imposé par la compagnie d'armement. Mais l'écho de ces précipités hip hop s'écoute ravi encore aujourd'hui.


28 août 2010

Emmanuel Carrère describing other lives and some part of the contemporary world

D'autres vies que la mienne / Other lives than mine
par Emmanuel Carrère (2009)

This book deals with life and death, illness, extreme poverty, justice et above all love. Everything in it is true.

This could be condensed as "love in extreme conditions" and for once, extreme is not an overstatement since the book opens with the 2004 tsunami. Emmanuel Carrère was on vacation in Sri Lanka at the time, with his family but on a verge of a probable break-up. They skipped the diving lesson for banal reasons; the diving club was destroyed by the wave, most of the coast nearby as well. They found themselves in the middle of extreme and unexpected destruction, scrambled lives, lost relatives and children.

A couple of weeks later, the sister of Carrère's mate was victim of a terrible cancer attack. She was 33 years old with three young girls. Intimate catastrophe after world-scale disaster. Two scales of tragedy hitting the writer with his own unbalanced life, his love uncertainty, his usual despair & sadness. But still a writer : when one of the people involved suggests he could write about the experiences, Carrère starts taking notes, meeting people, trying to capture the situations and understand the people involved.

The book then flows as a succession of striking scenes and fascinating characters, starting in Sri-Lanka, jumping to Vienne in France in a suburban family touched by lethal illness, going then to one-leg judge, to a Consumer Court, to widow drawing comics. Each stage offers deep humane feelings and contemporary elements such as arrogant tourists calling their insurance from a devastated island or working-poor couples struggling to reimburse the large number of loans. The gallery draws an apparently random but accurate picture of the French society, of various common state of minds, various atmosphere; wonderful contemporary book.

The book apparently works as a very classical writer's work: describing what you see, listening to people, documenting yourself on some aspects. Some people might even consider it close to a simple report: no real plot, no real work of imagination, just telling things and people as they happen or explain themselves. But the structure of the book instantly shows a more complex work by Emmanuel Carrère. During the two third of the book, the situations seem to shift at every other chapters: Sri Lanka, then the story of a couple who lost their daughter, then the sister-in-law suffering from cancer, then the story of a colleague from the dying woman, then description of the Consumer Court and the way it works... Every situation brings new people who seem apparently side-characters at first, but receive more focus on the following pages, offering new themes and ideas. Like some kind of branching tree, offering new ideas and paths to explore, deep exploration of every aspect worth telling.

It made me think of the old suggestion by Jean-Luc Godard for a the tennis tournament in Rolland Garros. Start filming any player in the first round, then focus on the winner on the second round. Getting a shape of the big picture and the tournament spirit by remaining close to successive individuals.

Emmanuel Carrère offers an impressive patchwork feel to his text, a wide variety, while remaining consistent to the general tone of the project. A deep modern approach : reaching truth and authenticity by remaining close to small elements, by giving space to topics of apparently different value, the current struggle on jurisprudence of individual loans as detailed as the life of the recently-widowed brother-in-law. The approach is not that different from the one in his previous book, "Un roman russe" ("Life as in a russian novel"), where old family history was unravelled next a notes about a work-in-progress movie or a painful break-up. In both cases, Carrère is the link, the presence behind the pen or the keyboard, letting his feelings flow along the paragraphs, his personal life. Some kind of open life philosophy, trying to understand himself and understand the others and the world, looking for a consistent understanding of self.

27 août 2010

Amazing taste of Lester Bangs, pioneer of gonzo-rock criticism

Mainlines, Blood feasts and Bad Taste - A Lester Bangs reader
by Lester Bangs (2003 - articles published from 1968 to 1982)

The Rolling Stones lasting twenty, thirty years - what a stupid idea that would be. Nobody lasts that long - very few novelists; the greatest dictators don't turn out classic movies over forty-five years. (...)
In other words, why don't you guys go fertilize a forest?
published in Creem in December 1973

Ah, oui, quelle idée stupide, des Rolling Stones accroché à la scène pour 20 ans ; qu'aurait pu écrire Lester Bangs sur la chute de cocotier de Keith Richards en 2006 ? Après 44 ans de carrière pour les Stones..

Hélas, Lester Bangs est mort en 1982 d'une overdose, après un peu moins de 15 ans d'une carrière de critique rock. Une mort cohérente avec son personnage, car Bangs fut un des pionniers de l'écriture rock, adepte d'un mode de vie rock et excessif, usant des drogues, se lançant dans de longs textes plus ou moins improvisés, totalement débridés. Un personnage clé de la culture rock et des années 70, déposant ses textes dans Rolling Stone Magazine ou Creem et dans toute une pallanquée d'autres publications. Deux anthologies ont rassemblé ces écrits, et ce Mainlines, Blood Feasts, and Bad Taste est le deuxième service après l'initial Psychotic Reactions and Carburetor Dung: The Work of a Legendary Critic.

Il y a donc à boire et à manger dans ce fatras, un petit côté fond de tiroire qui laisse parfois perplexe ; certains articles jamais publiés auraient peut-être dû le rester, longs délires avec vague idée directrice, pas désagréables, mais dilués et dispersés, donnant juste le plaisir d'entendre une voix unique (même si parfois on s'en lasse avant la fin).

Ces articles d'ambiance servent surtout à renforcer la légende gonzo de Lester Bangs mais d'autres textes sont beaucoup, beaucoup plus intéressants. Les courtes critiques de deux pages offrent de superbes moments de critique rock : il y a bien ce style Bangs, cette quasi-absence de vraie plan structuré, vague fil suivi de manière souple, mais portant un véritable regard sur la musique, un oeil de passionné analysant les sons et réfléchissant à ces impressions. Mais l'équilibre est souvent instable entre analyse et passion, et les jugements sont parfois péremptoires, rarement tièdes, souvent tranchés avec un goût de la formule choc ; les bases de la critique rock des 30 dernières années, mais avec une démesure ravissante.

Mais ces critiques de quelques pages ne sont que des minces parties du travail de Lester Bangs, et son goût de l'analyse prend toute son ampleur dans des articles aux longs cours, où il reprend longuement ses interrogations, sa recherche de compréhension. Aimer le rock, c'est parler de rock. L'appétit rabelaisien pour les bons mots persiste, mais l'investissement de la réflection passionne, des papiers magnifiques, extrêmement intéressants sur l'évolution du rock dans les années 70.

Bangs mène un long travail d'investigation pour démonter la source d'inspiration d'un Protest Song de Bob Dylan. Il analyse la vision du monde des Talking Heads et de David Byrne, et l'on se surprend à redécouvrir les liens de Radiohead avec le groupe newyorkais. Il s'entretient avec Emerson, Lake and Palmer, laissant transparaître son scepticisme sur ce rock travaillé et trop technologique, terriblement technique, sans vraie passion ni émotion ; hésitations sur le prog rock similaires à celles de Nick Cohn dans Awopbopaloobop Alopbamboom. Il recadre le personnage de Jim Morrison comme fou capables de quelques fulgurances poétiques mais menant une vie démente et ingérable. Il cherche à comprendre les nouvelles orientations de Miles Davis à la fin des années 70, y voyant des échos de la déshumanisation de la société urbaine.

Ces textes présentent une véritable analyse, loin de l'image superficielle du journaliste décadent. Laissant parler sa subjectivité ou son style si personnel, mais rarement gratuitement, nourrissant même son envie d'analyse de ses goûts et son panthéon personnel. Les textes les plus impressionnants sont ceux où ils scrutent ces héros rock, Miles Davis, Jim Morrison, une critique de Patti Smith, un entretien avec Lou Reed, une série d'article sur la chute des Stones plongeant toujours plus vers le marketing dans des tournées sous contrôle, des disques plats.

De superbes pièces d'époques, donnant souvent l'impression de capturer l'air de leur temps, tout du moins sous un certain point de vue. Le long compte-rendu de visite en Jamaïque s'écoule fascinant, laissant sentir la découverte du reggae à une époque où Bob Marley répondait évasif entre deux pétards, sans avoir encore peuplé les T-shirts de tous les marchés de la planète. De jolies pièces précieuses d'une sous-culture en voie de conquête mondiale.

25 août 2010

Titus Andronicus et Free Energy, décharge de fête et de rock pour un lundi soir

Titus Andronicus /with Free Energy
concert at the Mavericks, Ottawa, ON - August, 23rd, 2010

- Come on, let's have a great Monday night party!

Les hasards de la programmation rock d'Ottawa ont placé Free Energy un lundi ; groupe de fête, pas forcément à son aise en début de semaine face à un public peut-être prudent vis-à-vis du reste de sa semaine, mais groupe sans retenu, alors rapidement, les quatre ou cinq premiers rangs ne sont plus que pogo. Une vingtaine de fous sautillant pour un public autout de 150 ou 200 personnes, l'ambiance est bien tonique et sympathique, et les Free Energy n'y sont pas pour rien.

Un groupe vaguement garage, sûrement classique rock mais plein d'énergie, des Rolling Stones qui ne joueraient que des singles de trois minutes, riches en riff et en passages accrocheurs. Cheveux longs et moustaches, T-shirts unis et jeans plutôt serrés, mais sans pose façon mode, façon petits rockers radical chic ; rien qu'une bande de potes aimants danser sur du bon rock, et danser, danser. Le chanteur ondule ravi avec des cambruresà la souplesse fraîche, qu'importe que Mick Jagger ou Iggy Pop ait déjà popularisés de telles danses de Saint Guys sexuées, leur plaisir est comminicatif ; il serait presque tentant d'avoir les cheveux mi-longs et raides pour pouvoir les agiter encore et encore.

Mais les têtes d'affiche Titus Andronicus n'ont rien à envier à Free Energy en terme d'engagement, et sont certainement encore plus excités. Pas étonnant que les deux groupes aient été cités dans les 7 jeunes groupes à suivre en 2010 par Rolling Stone US. Titus Andronicus, c'est 5 jeunes musiciens du New Jersey, 3 guitares et une basse, une batterie qui roule, 5 voix qui se mêlent parfois, un chanteur et une guitariste qui sautent à chaque décharge électrique : un groupe fascinant et déchaîné, hurlant et jouant fort, une magnifique décharge punk jeune et excitée.

Mais une décharge d'autant plus fascinante qu'elle propose une construction et une recherche impressionnantes pour une telle musique. En posant vaguement l'oreille, on peut penser à quelques scies rapides façon Ramones, deux minutes du même bourdonnement sale joué à toute vitesse ; mais au bout d'une minute, un chant hurlé s'ajoute ; puis une minute plus tard, un autre riff surgit et tous sautent ; puis un soupire, certains applaudissent, mais ce n'était qu'un sursi, d'autres glapissements s'invitent ; les morceaux peuvent ainsi durer 7 ou 8 minutes, comme des collages fous mais cohérents de courtes séquences ; du punk progressif ?

Du très bon indie, intuitif mais travaillé, sachant introduire d'autres rythmes, quelques touches de clavier, un peu de violon, des pulsations de batteries façon folk song irlandaise, des chansons aux longues phrases comme du Bob Dylan glapi à la folie. C'est cela, un punk un peu progressif, un peu folk ; rien de très nouveau peut-être, il n'y a qu'à lire la demi-douzaine de groupes cités des les critiques de Pitchfork ; mais le résultat est délicieux, superbe décharge de divertissement et d'investissement musical.

Difficile de rêver mieux pour une fête du lundi soir ; en attendant de se plonger dans les subtilités des albums...




22 août 2010

Get Low séduit puis trébuche, soufflé de film bien plat en bout de course

Get low
by Aaron Schneider, with Robert Duvall, Bill Muray, Sissy Spacek (2010)

- Je veux entendre ce que les gens racontent sur mon compte.
Requête compréhensible, tout particulièrement si l'on est un vieil homme cherchant à vivre isolé dans la forêt. Un isolement source de racontards, pensez donc, ce vieux barbu dangereux, histoires excitant les enfants en mal de sensations fortes. Alors, pour être totalement tranquille, autant se renseigner sur les bruits qui courent, mais comment laisser les langues se délier véritablement ? Les gens parlent toujours dans votre dos, discrètement, entre eux, la parole ne se libèrent véritablement qu'à votre mort.

Alors le vieux barbu va organiser son enterrement. Et il y sera présent pour se rendre compte de ce qu'on dit de lui.

Get Low début sur cette idée sympathique, source de péripétie et de traits d'humour grinçants donnant un rythme agréable au film. Robert Duvall glisse avec élégance et rugosité dans son rôle de vieil ours misanthrope, Bill Muray délivre de magnifiques réparties en croque-mort organisateur de grandes funérailles improbables, et Sissy Spacek présente une adorable vieille amie compréhensible. Le film promet beaucoup, offre un joli éventaille de tonalités, humour grinçant parfaitement réglé, discussions émues, peinture d'une petite ville des années 30 en panier de crabe où les gens sont méfiants. On sent venir l'évocation d'une certaine fermeture d'esprit, un passé qu'on ne peut avouer, qui va être révélé peu à peu, subtilement.

Les révélations viennent peu à peu, doucement, et le film se perd hélas progressivement. L'humour s'efface et disparaît en arrière-plan, les scènes se font plus lourdes et chargées, plombées, les acteurs graves jusqu'à l'excès : quelle chute de rythme ! L'ennui monte, la déception également, particulièrement dans la scène finale, la révélation, le grand récit de l'affaire passée : tout ça pour ça ?

Je l'avoue, peut-être ai-je raté quelques subtilités dans les dialogues en anglais, mais surtout car la chute de rythme avait errodé ma concentration... Les chutes de concentrations du public ne sont pas uniquement dues à sa fatigue ou à son manque de bonne volonté, elles révèlent souvent les passages les moins réussies, les scènes qui ne fonctionnent plus trop, et c'est hélas le cas de l'intégralité des quarante-cinq dernières minutes...

Les seuls sursauts d'attention surviennent pour ddes passages suggérant des occasions ratées, des amorces de bonnes idées qui ne semblent pas bien exploitées, mal explorées. Les deux tiers du film servent à préparer la grande fête d'enterrement, et ses airs de kermesse populaire laisse d'abord espérer un éclair d'énergie, folie populaire enthousiaste face à la figure désespérée de l'ancêtre Duvall. Las, la scène de confession n'offre presque aucun contre-champ, quelques images statiques d'un auditoire bouche bée et grave, le reste du temps était fagocité par un gros plan sur le visage de Duvall parlant.

Effet de cinéma terriblement étriqué, qui ne laisse plus grand doute sur la teneur du film : rien de vraiment plus qu'une histoire très chrétienne de confession publique, homme cherchant un peu de rédemption, un peu de pardon auprès des hommes, mais finalement un homme seul face à Dieu, simplement surlignée par le manque d'épaisseur psychologique des autres personnages. Certaines critiques parlent de nominations aux oscars pour ce Get Low, en particulier pour la soit-disant immense prestation de Robert Duvall ; la première heure pouvait faire illusion, mais l'équilibre général du film ne donne pas envie de soutenir de telles candidatures.


19 août 2010

Yann Martel pas totalement au point avec Beatrice et Virgil

Beatrice and Virgil
by Yann Martel (2010)

BEATRICE: But what does it actually taste like?
VIRGIL: A pear tastes like, it tastes like... (He strugles. He gives up with a shrug:) I don't know. I can't put it into words. A pear tastes like a pear.
BEATRICE: (sadly) I wish you had a pear.
VIRGIL: And if I had one, I would give it to you.
(Silence.)

Beatrice et Virgil sont les personnages d'une pièce de théâtre en cours d'écriture, un âne et un singe. Errant sur une terre dévastée, dialoguant, affamés, cherchant à lutter contre leur angoisse et leur situation désespérée ; une sorte de pièce de Beckett aux protagonistes animaliers fuyant les hommes, une pièce inachevée elle-même. La pièce est l'oeuvre d'un taxidermiste âgé, travail d'une vie sur lequel il se casse les dents, ne parvenant pas à régler certaines scènes.

C'est pourquoi il a contacté Henri, auteur célèbre, dont le succès internationale repose sur un livre mettant en scène des animaux. Surpris par la tonalité de la pièce, séduit par la boutique magique du taxidermiste, Henri se prend au jeu, bouffée d'air frais dans un blocage d'écriture qui dure depuis quelques années.

Yann Martel construit délicatement ces différentes strates, extraits de pièce de théâtre, descriptions d'animaux empaillés, vie quotidienne d'un auteur un peu déboussolé par le succès et le rejet d'un projet ambitieux. La lecture coule fluide, enchaînements élégants, réflexions construites et intelligentes, petite musique d'un style à la fois précis & simple. La maîtrise est certaine, les pages tournent, l'aventure littéraire est assez envoûtante & intrigante : où ce sens du contrôle va-t-il mener ?

Lors d'une conférence au Writer Festival d'Ottawa en avril 2010, Yann Martel reconnaissait sans honte son envie de contrôle littéraire, son goût du réglage et de la précision du livre, sa quête de sens avant tout. I don't care about characters, everything is plot. I tell my characters what to do and they don't talk back. I know the end of the story before writing a single word; (otherwise) that would be starting a building and not knowing if it is a stadium or an hospital. Yann Martel sait ce qu'il veut explorer par l'écriture, il sait ce qu'il veut démontrer, tenter de comprendre et de partager avec le lecteur.

Et il n'a pas peur des sujets ambitieux, puisque le thème central du lire n'est autre : "peut-on écrire sur la Shoah autrement ?". A savoir hors du cadre des témoignages de survivantes, des reconstitutions, approche irriguant même les oeuvres de fictions ; si peu d'oeuvres ont su proposer une approche nouvelle tout en restant digne, contrairement à d'autres sujets tout aussi graves, comme la guerre. Il n'est pas encore de vrai Lubitsch de la Shoah, voilà la thèse de Yann Martel, et le sujet d'étude sur lequel s'est cassé les dents Henri, double littéraire de Martel.

Rien de moins pour l'auteur de Life of Pi, Booker Price vendu à 7 millions d'exemplaires dans le monde depuis 2002...

Sujet ambitieux s'il en est, on s'en doute, et force est de constater que ce Beatrice and Virgil ne convainc pas totalement. Cela commence par quelques petits détails, de légers agacements. Cela commence par l'utilisation d'un double comme Henri, moyens pour Martel de glisser de petits détails sur le monde de l'édition, des petites anecdotes sur le sort d'un écrivain à grand succès. Ce n'est pas désagréable, pas totalement passionnant non plus, juste divertissant ; et pas totalement assumé de la part de l'auteur, plaçant son histoire sous le signe de la généralité, sans trop de détails contemporains. La "grande ville" où déménage Henri n'est pas explicité, cela pourrait être Paris, Londres ou New York, "ce serait pareil" déclare l'auteur ; jugement qui pénalise rapidement le livre, en lui coupant une certaine ouverture sur le réel, le cantonnant presque à une sorte d'étude de cas.

Mais "I don't care about characters", n'est-ce pas ? C'est assez cohérent avec les déclarations de Martel. Cela semble juste un peu étriqué par rapport à l'approche de Javier Cercas dans "A la vitesse de la lumière", qui avait suivi le succès immense des "Soldats de Salamine" ; Cercas y continuait d'écrire son livre à la première personne, mêlant enquête et vie personnelle, introduisant le succès inespéré de son livre dans le suivant, jouant avec les excès d'une rockstar des lettres. Martel ne semble pas avoir su trouver un vrai équilibre de ce côté, pas de vrai originalité, et le livre semble parfois un peu dérisoire dans des scènes plutôt convenues comme "la naissance du fils" ou "la mort du chien".

Soit, on pourrait considérer cela comme un simple emballage du sujet, une patine de quotidien pour introduire le lecteur dans les réflexions esthétiques du livre, la pièce de théâtre, la question du langage et de la représentation. Pourtant, là aussi, le livre semble peu à peu tourner à vide, offrant des extraits de théâtre plaisants et intelligents mais dont la progression laisse peu à peu perplexe. Il sent bien sûr une critique envers le taxidermiste, sa pièce de théâtre peu satisfaisante, mais difficile à démêler du côté "jeu littéraire" de ces bouts de scènes un peu théoriques, vaguement cul-cul parfois. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à livre paresseux de Bernard Werber qui m'était tombé sous les yeux, dialogues superficiels et théoriques d'un couple enfermé dans une boîte ; Martel a plus de profondeur et de style que Werber, mais son analyse semble tout de même naviguer parfois à vue, effleurer certaines idées, ne pas suivre certaines pistes, trop occupé à présenter des leçons de descriptions ou quelques pensées dignes d'un cours de creative writing.

Le livre déroute donc peu à peu, et la perplexité gagne lors des dix dernières pages, sorte d'explosion en vol de l'ouvrage. Adoptant quelques idées fort classiques en rapport à la Shaoh, proposant un twist assez raté, finissant sur un nouveau jeu littéraire plutôt gratuit. Tout ça par ça ?

Ma surprise a été d'autant plus profonde en pensant à la déclaration de Martel sur la fin qu'il connaît avant même le début de l'écriture. Tendait-il vraiment vers cette fin ? Etait-ce une boutade de sa part à la conférence ? J'imagine avoir mal compris quelques nuances et finesses de tonalité, certains côté pastiches ou ironiques, mais ces teneurs sont loin d'être évidentes. Beatrice and Virgil n'est pas un livre désagréable, prêtant à la réflexion par les portes qu'il ouvre et les déséquilibres qu'il affiche plus ou moins consciemment ; mais il est difficile de parler de réussite complète pour cet objet finalement peu convaincant.





ane et singe dans une pièce à la Beckett écrite par un taxidermiste âgé.

14 août 2010

Les nouvelles jazz de Fitzgerald et leur légèreté acide

Six tales of the jazz age and other stories
by F. Scott Fitzgerald (1922 - 1925)

La nouvelle me semble toujours bien mieux mise en valeur dans le monde anglo-saxon, terre littéraire où des réputations entières peuvent se construire sur l'art de mijoter une histoire courte. Je n'ai pas l'impression que la nouvelle soit aussi bien mise en valeur dans le monde littéraire français. Il ne me vient pas facilement à l'esprit de grand assembleur de nouvelles dans le XXème siècle français ; test fortement subjectif assurément, en particulier un samedi matin, mais le test est plus concluant pour les auteurs américains. Selby Jr ou Raymon Carver sont des exemple évidents dans la deuxième moitié du XXème siècle, sans parler des princes de la nouvelle comme Fitzgerald.

Alors autant profiter du séjour en Amérique du Nord pour piocher dans les bibliothèques et goûter en version originale à quelques princes de l'histoire courte. Fitzgerald donc, allons-y.

Le recueil sur lequel j'ai mis la main offre un patchwork plutôt hétéroclite. Après vérification, 6 nouvelles sont en effet parues dans le recueil "Tales of the Jazz Age", composées entre 1920 et 1922, et 3 datent de quelques années plus tard. Une certaine rupture de ton se fait jour entre ces deux groupes, avec l'étrangement morale nouvelle "The Adjuster" : une femme trop fêtarde et égoïste devient peu à peu une bonne épouse après la dépression nerveuse de son mari. L'histoire est la plus tardive du recueil, datant de 1925, et il est saisissant de découvrir un récit bien plus fermé que les précédents.

Mais les mêmes étaient déjà présents dans les véritables contes de l'Age du Jazz, avec jeunes couples écumant les soirées, femmes avides de fêtes & sorties, les réflexions sur la vie moderne en couple, la jeunesse riche de la côte Est : comment construire quelque chose de durable quand on aime la fête, quand les femmes se veulent plus libres ? Mais le jugement s'affiche moins abrupte que dans "The Adjuster", histoires plus ouvertes, petites trouvailles ; rien qu'une question d'équilibre, entre les pensées sage d'un cousin sympathique et les élucubrations d'un oncle un peu trop je-sais-tout ; dans les deux cas, la légèreté règne, surtout avec l'alcool du repas, mais les conclusions de l'oncle sont juste un peu trop appuyées pour être sympathiques. Tout au long du recueil, le style est direct, simple, les dialogues glissent, et les pointes d'ironies ou d'humour s'infiltrent délicates & délicieuses, plus libres peut-être dans les premiers textes.

Fitzgerald séduit terriblement quand il explore des idées un peu folles, des décalages exquis offrant aux histoires un joyeuse originalité. Peut-être est-ce ce qui déçoit le plus dans "The Adjuster", l'histoire de couple assez démodée, quand d'autres nouvelles savent offrir des surprises sans trop d'arrière-pensée, valant presque pour elles-mêmes sans examiner leurs résonances sur la société ou la vie de couple. Une femme cloue au mur ses douze biscuits abominables au goût mais tellement décoratifs pour son pavillon de banlieue dans the "Lees of Hapiness". Dans, "'O Russet Witch!'", une mondaine fo-folle détruit un magasin de livres en les lançant en tous sens devant les yeux médusés d'un commis empoté ; le magasin neuf devra se reconvertir en échoppe d'occasion. Un jeune trentenaire à la vie pleine de succès écume les soirées de Nouvelle Angleterre déguisé en chameau dans "The Camel's Back".

Même "The curious case of Benjamin Button" séduit par sa légèreté, l'histoire cocasse d'un homme vieillissant à l'envers après être né vieillard et barbu. Il est saisissant de trouver une légèreté si distrayante dans ce Benjamin Button original, par rapport aux réflexions lourdingues sur la fuite du temps offertes par le film avec Brad Pitt. L'humour et les observations acides de Fitzgerald ne semblent pas moins profondes, et tellement plus élégantes & légères.

Folie hystérique adolescente de Scott Pilgrim

Scott Pilgrim vs. The World
by Edgar Wrigth, with Michael Cerra, Mary Elizabeth Winstead, Jason Swartzman (2010)
sortie française: 20 octobre 2010

Hilarious
C'est le mot à employer en Amérique du Nord quand on parle d'un film à hurler de rire, certainement plus employé que le "hilarant" français. Je n'ai pas souvenir d'avoir entendu une cousine de 15 ans répéter plusieurs fois "c'est hilarant".

Ou mieux, hysterical.
Tout aussi difficile à bien prononcer pour un français, à cause du "h". Mais à utiliser sans retenu pour parler d'une série ou d'un bouquin à mourir de rire, ou un film totalement absurde, tel les Monty Pythons. Et hysterical est définitivement à utiliser pour ce monstrueux Scott Pilgrim vs. The World.

Scott a 22 ans et sort avec une jeune asiatique du lycée, 17 ans seulement ; normal, c'est le genre de chose qui arrive, surtout quand on peine toujours à se remettre d'une rupture douloureuse. Ca fait partie des aléas d'un deuil amoureux. Mais Scott aperçoit Ramona dans une soirée, moue vaguement cynique, chevelure rose, et c'est le coup de foudre. Cependant, pour pouvoir sortir avec Ramona, Scott va devoir se débarrasser des 7 ex de Ramona, et pas n'importe comment : en combat singulier à mort.

Hysterical, n'est-ce pas ?

Scott Pilgrim est une série de comics canadien, publiée en 6 volumes entre 2004 et 2010 ; un volume par ex de Ramona. Style fortement inspiré du manga, énormes références au jeux vidéos, humour profond avec une jolie caractérisation des personnages : Scott Pilgrim a ravi les adolescents nord-américains. Il s'est tout naturellement retrouvé adapté au cinéma, avec à la réalisation Edgar Wright, auteur des très hystériques Hot Fuzz et Shaun of the Dea, parodiques et hautement référencés pop : un client idéal pour la franchise.

Et la réalisation ne déçoit pas, terriblement rythmée, usant du split screen ou d'ellipses temporelles fusionnées par quelques astuces de mises en scènes, similaires au saut d'une case à une autre. Wright ne cache pas l'origine de l'histoire, la BD, et joue même avec, utilisant certaines planches du comics pour présenter quelques récits en voix off. Une superbe transposition des singularités de la BD, cet art séquentiel définit par Scott McCloud.

Mais plus qu'une bande dessinée, Scott Pilgrim est véritable film jeu vidéo, adoptant l'esthétique des jeux de combats tels Street Fighters ou Mortal Kombat pour les duels de Scott avec les ex maléfique. C'était l'approche adoptée par la bande dessinée, et le film respecte cette approche : barre de vie, incrustation d'un immense VS. entre les deux protagonistes vus de profil, apparition de lettres donnant le nombre de coups portés, pas de doute, on se retrouve dans une bonne salle d'arcade. Le film saute sans répit d'un ex à un autre, d'autant qu'il faut faire tenir les 6 volumes en 1h45 ; pas le temps de tergiverser. Donc, oui, un jeu vidéo, une suite de combats, avec quelques scènes intercalées pour faire avancer l'histoire. C'est l'un des plus profonds aboutissements d'un "film d'arcade", plus encore que Zombieland l'an passé, qui glissait un peu plus d'histoire entre son élimination systématique de zombies.

Film d'arcade, manga, jeux vidéos, Scott Pilgrim est un magnifique objet pop, terriblement référencé. Les combats s'enchaînent comme des duels de kung-fu ou de Matrix sous acide, totalement irréalistes, ultra-stylisé, tout pour la vitesse et le speed. Et le fun pour geek et autre amateur de genre, avec par exemple l'utilisation tels quels de certains bruitages 8 bits de jeux vidéos des années 90, comme Sonic.

Ajoutez à cela l'utilisation compulsive du téléphone portable, des fringues un peu fluo, un peu recherchés, des coupes de cheveux manga ou une obsession des ados pour trouver un nouvel amoureux, et vous obtenez un film générationnel. Un film symbole de l'adolescence américaine de l'année 2010.

Là, le déclic doit se faire : film d'ado générationnel, ne nous avait-on pas servi Juno ou Nick & Nora il y a quelques années ? Des ados, fans de musique, jouant souvent dans des groupes, focalisés sur les problèmes amoureux, souvent bien fringués dans le style geek ; la comparaison s'impose, d'autant que Scott est joué par Michael Cerra, un des emblèmes de la comédie adolescente de ces dernières années : mais oui, c'était lui, Nick, c'était lui, le copain de Juno. Certes, la liste des ingrédients semble les mêmes, musique + fringues + drague, mais Juno ou Nick&Nora plongeaient ces idées dans un bain tiède qui me les avait rendus terriblement désagréables. Des comédies assez cul-cul, avec quelques idées comique tournant à la formule, et une bande-son criant "achetez ma jolie compil' d'indie rock sympa". Leurs belles sensibilités à l'air du temps ado se trouvaient délavées par l'envie de plaire, de toucher le plus grand nombre, de rester accessible ; de recycler les vieilles méthodes.

Scott Pilgrim ne cherche pas à reprendre la formule de la comédie en l'upgradant, le film offre un objet tel que des adolescents en consommeraient. Zappeur, fort en vannes, saturés de clins d'oeils, allant à toute vitesse, un rythme fou que n'avaient pas les comédies molles citées plus haut. Les ingrédients classiques d'un monde zapping-internet-iPhone-jeux vidéos permanents sont juste poussés un peu plus loin, à la vitesse maximale, et l'on peut donc y trouver un sens certain de la création. Une forme inédite, fortement contemporaine : pas sûr que le résultat soit facile à digérer pour un plus de 30 ans, mais tout le monde se doit de reconnaître cette originalité, cette prise de risque, ce goût fou de la vitesse.

Intensité créative renforcée par le choix de morceaux presque tous inédits pour la bande son, un rock rugueux, rapide, riche en saturation. En parfaite adéquation avec des groupes comme Girls, Wavve, Japandroid, Blood Red Shoes (ces derniers glissant un morceau dans une scène), de la pop à haut rythme mais bruyante, saturée, pleine de jeunesse & d'appétit. Peut-être est-ce aussi une question de mode : Juno était sorti pendant une grosse vague folk, alors que les airs de l'années sont plus lo-fi &noisy... Mais les compositions de Nigel Godrich font merveille, le producteur de Radiohead, Beck ou Air s'est fait plaisir, et l'énergie fournie est superbe et entraînante, le rythme d'un mp3 partagé en fond du bus avec l'iPod glissé dans un jean slim.

Une euphorie, un appétit, un enthousiasme, un sens de l'hyperbole qui irrigue tout le film, une montagne russe dans un rêve d'ado un peu fou, qui mélangerait tous ses rêves, toutes ces idées fixes. Mais un sens du détail allant au delà le goût de la citation clinquante, présent dans les dialogues de ces ados speedés. Les auteurs & comédiens ont pris un plaisir évident à user des expressions passe-partout de la jeunesse nord-américaine, abusant du "awesome", du "totaly", du "sooo into this", ainsi que des rendez-vous chez Pizza Pizza ou Second Cup, les équivalents canadiens de Pizza Hut & Starbucks. Des détails qui ne seront pas forcément simple à transmettre au moment de la sortie française, mais qui offrent une belle immersion dans ce monde, une jolie justesse dans cet environnement hystérique.


12 août 2010

La fragilité instable de The National inondant Osheaga

The National concert - July, 31st, 2010 - Osheaga Festival, Montréal

Fragile.
Fragile, pour dire ténu, mince, délicatement élégant. Epiphanique, mais instable, cristallin. Léger & tremblant, frémissant.
D'autant plus beau & touchant par cet équilibre de marcheur sur fil.

The National est peut-être le plus grand groupe du monde comme le proclame certains blogs, et j'en étais moi-même convaincu en sortant de leur concert à la Maroquinerie parisienne en mai 2007. Un groupe capable d'installer une envergure fascinante & profonde, et d'autant plus impressionnante qu'elle frémit précaire. Prête à s'envoler, à glisser, à devenir trop ceci ou pas assez cela ; pompeuse, ou dérisoire, ou un peu cul cul, ou prévisible.

La grâce n'est jamais qu'un équilibre instable.

Et cette précarité surgit dès la deuxième chanson jouée à Osheaga 2010 à Montréal. Placé entre deux mythes, Pavement & Arcade Fire, The National a attaqué plein d'énergie avec deux tubes tubes énergiques & émouvants, Mistaken for Strangers de l'album Boxer et de leur nouvel album, Bloodbuzz Ohio il me semble. Puis ils ont enchaîné par un morceau Boxer, au rythme terriblement lent, Slow Show apparemment, comme timide, tentant peut-être quelque chose, ou simplement incapable de laisser la mayonnaise prendre. Un faux-rythme, un sportif en dedans dans les premières minutes d'une finale, attentiste : mais que se passe-t-il ? La chanson semble traîner des pieds, la délicate voix rugueuse de Matt Berninger paraît juste paresseuse, l'équilibre des guitares et cordes ne s'entraîne pas mais se regarde du coin de l'oeil.

Plus de contenu, plus d'interprétation ou d'incarnation, juste une petite exécution un peu molle. Le funambule a trébuché, ou sent la peur de la chute, et plus rien n'est aérien.

On sent le groupe conscient du léger pataugement, de l'enlisement qui guette déjà. Attention, serrons-nous les coudes ! Plus question de grâce, les camarades échangent regards, respirent un grand coup, ils jouent plus simple peut-être, moins magnifiquement humains, mais il faut tenir la baraque. Matt rame avec les autres, un peu maladroit, un peu plus que d'habitude ; il fait le métier, offre les chansons, mais ne retrouve pas la finesse initiale, l'apesanteur que peuvent atteindre ces histoires & les morceaux du groupe.

Alors Matt en rajoute, il hurle encore plus fort qu'il ne le fait sur un refrain, il se roule encore plus sur le dos. Décharge d'énergie ! Comme un gosse qui tape du pied, qui ne sait plus comment faire, il n'y a plus qu'à crier ! Hurlement habituel du morceau, mais poussés cette fois avec un peu plus d'espoir : voilà qui va nous relancer, je me roule plus encore au sol !

Et voici le verre de bière renversé. Sur la batterie, sur un bout d'ampli, sur des pédales d'effet.
La bêtise qui détend l'atmosphère. Les sales gosses ricanent, vaguement honteux, vaguement benêts, regardant leurs pieds : tout de même, devant une telle foule, c'est un peu gênant. Stefen Malkmus était couvert de bière lui aussi avec Pavement, mais lancée depuis le public, c'était plus rock'n'roll et moins gaffeur. Mais autant en rigoler.

Le groupe repart plus léger, tâtonne encore un morceau ou un morceau et demi, rejoint par Richard Parry d'Arcade Fire pour une poignée de chansons. Mais voici un tâtonnement ascendant, l'incident de scène a joué certainement les soupapes, l'inquiétude s'est trouvée détournée, focalisée vers une bêtise dérisoire, et il n'y a plus qu'à jouer, jouer, pousser les inquiétudes qui se bousculent dans l'estomac et les suivre, les laisser murmurer les paroles sur les lèvres, plutôt que rester clouer au sol. Partager l'anxiété quotidienne dans le chant, les chansons de The National parlent-elles d'autre chose de toute façon ?

Alors The National monte, monte, doucement, prudemment, mais magnifiquement. Matt Berninger est plus névrosé que jamais, piétinant la scène entre les morceaux, les mains prises de tic, la mèche blonde éparse par dessus le profond regard bleu. Bien sûr, la densité émotionnelle de The National ne tient pas uniquement de son chanteur, les cordes, le piano, les entrelacs de guitare, tout un montage collaboratif et tout le monde joue tous les morceaux tout le temps, comme dans les meilleurs groupes. Mais le frémissement à fleur de peau de Matt s'affiche comme la pointe frêle de l'iceberg, limpide et apeurée. Est-il terriblement timide, à faire les cent pas à chaque pause ? Cherche-t-il à retrouver les sentiments violents et anxieux de l'écriture, de l'enregistrement, pour habiter au mieux les chansons, comme un comédien plongeant dans son rôle à chaque nouvelle scène ?

Qui sait ?
Au coeur de sa bande, Matt Berninger offre une profondeur intense dans sa voix baritonnée, et les échos résonnent longtemps de Fake Empire ou Terrible Love finaux, de la nouvelle pépitte England. Une partie du public a peu à peu tourné les talons pour s'approcher d'Arcade Fire, bientôt sur la scène de gauche, mais les oreilles ne se détachent pas, les regards luisent, luisent sur des joues doucement frémissantes.










The National & Pavement at Osheaga 2010 in Montreal copyright The Gazette
Video by Dario Ayala, edited by Marcos Townsend


10 août 2010

Le perfectionnisme d'Owen Pallett à Osheaga

Owen Pallett in concert - July 31st, 2010 - Osheaga Festival, Montréal

Deux pincements de cordes sur le violon. Répétés. Répétés, rien que deux pincements, qui résonnent dans la grande scène. Coup d'oeil au sol. Archer à la main, une petite phrase musicale, répétée elle aussi, deux ou trois fois, en superposition. Coup d'oeil au sol. Les deux couches tournent toujours. Quelques autres coups d'archer. Tout en s'approchant du micro, le chant clair, limpide.

Il est assez courant maintenant de voir des formations réduites enregistrée quelques phrases musicales sur scène, pour donner plus d'épaisseur à leur spectacle. J'avais découvert le procédé en 2004 à Rock en Seine avec Nosfell ; cela devait donc exister depuis un moment. Bumcello ou Andrew Bird m'avaient ensuite ravi de leurs prouesses, deux duo à la virtuosité construite peu à peu, minutieusement, à coup d'enregistrements en direct, devant le regard du public. Mais Owen Pallett semble un cran au dessus de la reconstruction musicale : majoritairement seul en scène, ce sont de petites symphonies pop qu'il assemble doucement, patiemment, précisément.

Car son dernier album a été enregistré avec l'orchestre symphonique de République Tchèque, les arrangements remplissent plus d'une centaine de pages de partition ! Owen manie quelques Lego, doucement, sans se presser, et il doit reconstruire un petit Versailles !

Pallett est un petit virtuose, un véritable musicien classique à la formation de conservatoire. Il a oeuvré aux arrangements quelques grosses machines comme Arcade Fire, les Pet Shop Boys ou Mika, un précieux techniciens. Mais il tourne également seul, voulant explorer son oeuvre personnelle à sa manière, jouer sa musique seul, même s'il s'agit d'une riche musique pop lyrique, de chants presque démesurés. La technologie autorise ses ambitions artistiques. Ambition plus personnelle encore après ce dernier album, Heartland, le premier sous son nom propre après avoir usé du patronyme Final Fantasy.

L'ambition dans la musique, dans les paroles, dans la qualité du son, mêlée d'un humour sympathique, et d'un air d'étudiant encore frais. Etrange coupe de cheveux, rasée sur les côtés, avec une longue mèche frangeuse dans les yeux ; marcel léopard, remplaçant ses étranges chemises ou la bizarre casquette qu'il portait en février dernier pour le concert d'Outremont. Owen est un artiste, Owen est un peu bohème, vaguement alternatif : Final Fantasy n'était-il pas une allusion à un jeu de rôle, ne citait-il pas Dungeon & Dragon dans un précédent album ? Owen Pallett est brillant mais Owen est certainement fantaisiste, Owen est même un peu geek ; son campagnon intermittent de scène affiche d'ailleurs un étrange look de musicien sans soucis de son apparence, mal rasé, une casquette Rogers à dix balles sur la tête : encore un musicien ultra-focalisé, encore un geek.

Les geeks amusent les foules ou font sourire dans les comédies, mais les geeks prennent les choses très au sérieux. TRES au sérieux. Owen hurle en début de concert quand sa voix suscite des larsen ; bon sang, l'ingé son ne peut-il régler bêtement ses boutons, il vient lui-même d'ajuster ses appareils pendant des dizaines de minutes ? Un peu de respect pour la musique ! Une bête, un perfectionniste, un maniaque du détail, capable de quitter la scène au milieu de son dernier morceau, juste parce que la scène techno trop proche parasite la qualité sonore (si j'ai bien compris son grommellement excédé).

On n'a rien sans rien. Quand on retire ses chaussures pour jouer souplement en chaussettes, on est en droit d'être réaliste et exiger l'impossible.




















9 août 2010

Leçon d'indie décontractée par Pavement à Osheaga

Pavement concert at Osheaga Festival, July 31st 2010

It's Labatt. No problem.

Stephen Malkmus s'essuie encore avec une deuxième serviette éponge, mais il continue de faire des blagues. Il vient de recevoir une bière sur la tête en plein milieu d'un morceau, comme en atteste le précieux document Youtube ci-dessous. Il a sursauté, grimacé sur le moment, mais continué à jouer. A la fin du morceau, un des musiciens a regretté que de la bière ait atterri sur autant de pédales d'effets ; puis après un temps, a ajouté : "et aussi sur le chanteur".

Voici Pavement en tournée de reformation après 10 ans d'arrêt, cool et tranquille, de bonne humeur. "We're Pavement again", répèteront-ils à plusieurs occasion durant le concert ; pour meubler, certainement, mais aussi parce qu'ils sont contents d'être là, et qu'ils aiment partager leur joie. Impression bien différente de celle laissée par les Pixies reformés au festival Rock en Seine en 2005 : enchaînant les tubes pieds au plancher, sans un mot, car sans aucune ambiance de groupe. "Alors, c'est ça, les Pixies ?" nous étions-nous dit avec un ami...

Mais Pavement est tellement plus décontracté & fun. L'épisode du jet de Labatt est vite oublié ("qui a fait cela ?" et une soixantaine de doigts se sont pointés vers le coupable à 5 m de la scène, sur la droite), et le bonheur Pavement s'est déversé ravi sur le peuple d'Osheaga. Les blagues n'ont pas manqué, bien sûr, comme ces allusions de Stephen Malkmus à la saison de football canadien et aux Alouettes de Montréal. Mais c'est surtout l'enchaînement de tubes qui saute aussitôt aux oreilles : quel répertoire ! Rien que de jolies chansons !

De jolies chansons livrées avec une décontraction impressionnante et communicative, tous contents d'être là et de partager ce joli moment de musique. Les titres pourraient certainement être plus enchaînés pour plus d'efficacité, ou quelques faux départs évités, comme lorsque Bob Nostanovich demande l'arrêt d'une intro parce qu'il trifouille encore sa batterie. Mais c'est là l'essence de Pavement, comme l'explique parfaitement une récente colonne de Pitchfork : des titres accrocheurs, mais surtout une magnifique attitude de désinvolture, d'humour, de légèreté, de déconnade. Des compositions magnifiques comme offerte par un vieux pote de lycée, comme ça, un peu dingue, qui peut enchaîner de jolies accords de guitare puis crier comme un punk de 1976.

Et l'héritage laissé par Pavement est impressionnant. Ils n'ont pas vendu beaucoup de disques pendant les années 90, mais tout autour de moi, la moitié du public reprend les paroles en coeur. Pas besoin de grands effets pour être une sorte d'icône, voilà la leçon de rock indie présentée par ces vétérans modestes et fun.

Jet de bière visible autour de la 15ème seconde...















8 août 2010

La finesse charmante d'une vie de famille lesbienne

The kids are all right 
by Lisa Cholodenko, with Julianne Moore, Annette Bening, Mark Ruffalo, Mia Wasikowska (2010)

L'été passait doucement et j'étais un peu surpris de ne pas avoir mon petit délice ciné issu de Sundance. Une de ces douces pépites américaines indépendantes, budgets pas très gros, au scénario charmant, laissant la place aux acteurs et à la société d'aujourd'hui. Une comédie intelligente, agréablement réalisé, un peu formaté dans son côté fauché, mais toujours frais. Où étaient les Squid and the Whale, Little Miss Sunshine, Me and you and everyone we know, (500) days of Summers, Brick de 2010, ces jolis chouchous qui ont égayé mon imaginaire ces dernières année ? Voire même un petit Juno ? Le festival ayant lieu en janvier, les films sortent souvent durant l'été, mais rien pour l'instant. Greenberg avait bien rempli son rôle de rappel indie plus tôt dans l'année, peut-être allait-il falloir attendre quelques lancements en septembre après le festival de Toronto ?

Mais voici donc "The kids are alright", qui affole le box office des sorties limitées depuis quelques semaines. Une histoire de famille, bien sûr, comme le titre l'indique, dans l'esprit Sundance des années passées, avec un casting prometteur. Et dès la scène d'ouverture, l'intérêt se trouve agrippé, une délicate finesse s'affiche à l'écran. Grande maison de banlieue américaine, deux adolescents chahutent, deux adolescentes discutent sentiments dans une chambre, deux femmes au salon discutent, complices, font une remarque au frère et à la soeur, attention éducatives. Ce sont les deux mères. Un couple avec deux enfants, comme partout aux Etats-Unis, mais un couple lesbien.

La simplicité et l'évidence de cette entrée en matière nous plonge aussitôt dans un quotidien rôdé par presque vingt ans de vie commune, où les jeunes rouspètent parce qu'ils ont des problèmes d'ados et trouvent leurs mères un peu oppressantes. Pas d'effets, aucune situation surlignée, et cette simplicité affiche la plus grande audace d'un film sortant sur les cendres encore chaudes de Bush et du néo-conservatisme : un film de famille, d'ado et de crise de la quarantaine, classique, mais lesbien.

L'effet est d'autant plus frappant à travers le choix des deux actrices principales, ayant déjà embrassé le rôle d'housewife dans certains films marquants. Julianne Moore, magnifique dans Far from Heaven ou Shortcuts, et plus encore Annette Bening, au rôle presque icônique dans American Beauty il y a plus de 10 ans. Les voici maintenant en couple, plus âgées, tellement complices & tendres, s'aimant, menant leur foyer, discutant des problèmes ou sortant un DVD X pour pimenter le lit conjugal. La vie de couple n'est pas simple, qu'on soit homo ou hétéro, et il y aura toujours un membre soudain surmené qui boira un peu trop de vin à un dîner et dira quelques bêtises.

Le film affiche donc une tendresse banal & normalisé, pour un couple apparemment hors de la norme, et la douceur de cette peinture s'écoule magnifique et réjouissante.

Bien sûr, il serait intéressant de positionner plus clairement l'idéologie central du film. Film très libéral par sa normalisation du couple lesbien, de l'insémination artificiel hors de la famille traditionnelle ? Film vaguement conservateur par sa présentation d'une famille fort classique, aux valeurs finalement peu révolutionnaires : un toit et une famille heureuse, heureuse ? La frontière est mince, l'éclairage grisé et les nuances variées, la réponse peu évidente ; peut-être, tout simplement, parce que tout le monde ne peut pas être un militant aux aspirations d'absolu, mais cherche aussi une vie agréable sans remettre en cause toute la société, mais en ayant aussi une jolie carrière hospitalière ; il faut des avants-gardes et des révolutionnaires, il faut aussi une masse intégrant doucement de nouveaux principes et les adaptant à sa sauce. On peut d'ailleurs imaginer que les luttes n'ont pas dû manquer pour ces deux femmes en vingt ans de vie commune, mais on ne les voit qu'après la guerre, dans une escarmouche du quotidien, dans leur vie normale.

C'est un peu le commentaire que m'avait fait une amie à la sortie de Brokeback Mountain : "bah, c'est nul : en fait, c'est juste une histoire d'amour ultra-classique, un gros mélo". Ce commentaire m'avait finalement semblé une belle victoire pour Ang Lee, finalement : rendre une histoire de cowboys homo aussi légère et touchante qu'une histoire d'amour hollywoodienne, un joli symbole de normalisation. Ici, la situation est encore plus banale, pas d'homosexualité rentrée dans un milieu caricaturalement macho comme celui des cowboys, juste deux femmes cherchant à vivre leur amour et leur vie de famille. Un degré supplémentaire dans une normalisation du couple homosexuel.

Mais si le film présente une ravissante normalisation, il ne fait pas totalement l'impasse sur la singularité de la situation. Qui dit enfant dit père biologique, ici par la voie d'un donneur de sperme. Donneur dont l'existence ne manque pas de titiller les deux adolescents, qui en retrouve la trace : que peut-il advenir quand le donneur est mis en contact avec la famille avec laquelle il est biologiquement lié ?

Voilà le moteur du film, moteur léger et progressif grâce à la finesse du scénario et de la conduite d'acteur. Mark Ruffalo offre un ancien donneur joyeusement immature, mais sans excès, en contre-point parfait du couple féminin mûr et doucement tourmenté par la vie de famille. Le film varie parfaitement les registres, les petits tubes indie rock, les jolies répliques, les beaux plans et les ado mignons et sensibles, comme Mia Wasikowska, si prometteuse quand on lui offre plus d'espace que les fonds verts 3D d'Alice. Toute une galerie de portraits magnifique ; mais une séquence hantera longuement la mémoire, le silence douloureux d'Annette Bening au cours d'un dîner, prise soudain de doutes, d'une terrible peine amoureuse. Ce silence progressif et intense résonne longtemps, longtemps, longtemps.

7 août 2010

L'énergie folle de Japandroids à Osheaga

Japandroids at Osheaga Festival

I don't wanna worry about dying
I just wanna worry about the sunshine girls

Japandroids ne se soucie pas de grand chose, juste de jouer fort et vite, une énorme décharge de rock rugueux et frais pour hurler le trop-plein de vie. Rien qu'en duo, une grosse batterie, une demi-douzaine d'amplis superposés, les chansons ne retiennent rien, précipités pop cachés sous les couches de saturation et les roulements rapides des percussions. Rien de fantastiquement original, de la pop noisy presque classique, mais courant, courant, courant !

Sans retenu ! Allons-y ! Enfilons les boules quiès et sautons, sautons !

Le duo de Vancouver ne retient rien, semble à peine respirer entre deux morceaux pour régler les pédales d'effet ; intense générosité, rock tout à fait immédiat. Tout jeune groupe bidouillant près de chez eux, qui s'était retrouvé catapulté dans les gros festivals l'été dernier, suite à quelques jolies articles sur des sites comme Pitchfork. Effectivement, leur concert affiche un impressionant esprit indie, jour à son rythme et selon ses goûts, une liberté, une fraîcheur.

A 20 mètre de là, une petite scène accueille des DJs, dont les beats perturbent parfois les concerts de le Scène Verte. Cette fois, les beats se sont volatilisé sous l'énergie des Japandroids.











July, 31st, 2010 - Osheaga Festival - Parc Jean Drapeau - Montréal, Québec