Ruby Sparks (2012)
by Jonathan Dayton & Valerie Faris
with Zoe Kazan, Paul Dano, Annette Bening, Antonio Banderas, Steve Coogan
Un auteur écrit le portrait d'une femme dont il a rêvé et celle apparaît réellement dans sa vie.
Contrainte : traitez le thème dans une esthétique de cinéma indépendant US.
Difficile de ne pas caricaturer ainsi la trajectoire du film Ruby Sparks. Car difficile de ne pas s'amuser à étiqueter les petits clichés qui parsèment son histoire, comme des petits résidus de pitch parsemés en passages obligés. L'auteur bloqué, un roman génial publié à 19 ans, l'angoisse de la page blanche à 29 ans ; il tape ses textes sur une machine à écrire ; il voit un psy ; il n'a qu'un chien, sa seule relation de 5 ans a été un échec. Ceci n'est que la situation initiale.
Au moins les choses sont claires, et disposer d'un imaginaire clair n'est pas forcément mauvais pour un film. D'autant que les choses se bouscule assez rapidement : l'auteur écrit donc le portrait d'une femme rêvé, dont il tombe peu à peu amoureux, et celle-ci apparaît finalement chez lui. Telle qu'il l'a créée. Pour de vrai. Oui, pour de vrai !
Le film peut donc décoller.
Mais le film décolle peu, en partie qu'il décide de ne pas décoller. A savoir, présenter cette situation fantastique d'une manière pragmatique, voire naïve. Bon sang, en effet, que se passerait-il vraiment si un personnage de roman apparaissait vraiment chez son auteur tel qu'il l'a imaginé ? Sursaut, peur de folie, envie de vérifier, gardons les pieds sur terre ; puis profitons au mieux des choses telles qu'elles sont arrivées. Le postulat fantastique traité en conte réaliste au mode mineur, un parti pris que ne quittera presque pas le film.
Et le parti pris ne pénalise pas le film a priori, la situation reste belle à explorer.
Alors visualisons l'apparition du personnage sur ce mode. Imaginez un auteur un peu perdu dans son écriture, écrivant pages et pages sur une femme aimée et imaginée - et qui la découvre chez lui au réveil. Alors quoi ? Surprise et folie et course et extase ?
Oui, l'auteur est surpris, et court, mais pour se cacher. Pour vérifier doucement qu'il n'est pas fou. Rentrer de sa chambre, sortir de sa chambre. Téléphoner caché sous son bureau. Sortir à nouveau. Faire une expérience, chercher un témoin, un regard objectif pour nier sa folie. La réaction prévisible du voisin d'à côté ; une réaction que nous aurions vous ou moi. C'est le parti pris, et la réalisation simple, neutre, sans pic de folie, ne dérape pas de ses rails ; on comprend vite l'idée. Hormis le surgissement magique et quelques blagounettes, le film poursuivra sur son programme de comédie romantique modeste, les pieds sur terre.
Mais continuons à suivre le film.
Continuons à suivre.
Mais peu à peu, certaines idées passent et semblent comme laissées de côté pour ne pas déroger au programme et au ton établi. La femme-de-ses-rêves change de comportement si l'auteur retouche son manuscrit après l'apparition ? L'auteur-créateur fait quelques expériences amusantes - "Ruby se sent si mal quand elle est loin de moi" et aussitôt celle-ci reste collée à lui, fondant en larmes dès qu'il lâche sa main pour répondre au téléphone - mais il n'en abuse pas, et le film non plus, n'exploitant jamais une telle expérience plus d'une scène ou deux. Ruby veut vivre sa vie de son côté ? Elle passe une nuit seule, et aussitôt l'auteur craque, la fait revenir. Chaque embranchement potentiel, déviation du fil narratif, est balayée rapidement, pour revenir coller au noya dur. Au rêve impossible de l'auteur pas assez mûr pour une relation.
Un programme basique de comédie indépendante US, façon Juno, sans trop exploiter le potentiel du pitch. Sans improviser et développer sur le pouvoir du créateur et sa responsabilité, sur le potentiel de contrôle, sur tous les déclenchements et conséquences et cascades qui pourraient en débouler. Jamais on n'emprunte le chemin de la folie vertigineuse comme avait pu le faire le mystérieux "Being John Malkovich", plus biscornu, plus malade, plus inventif, plus sur le fil du suivons-ce-chemin-fou-et-voir-ce-qu'on-trouve.
Vous l'avez compris, cela m'a un peu déçu. Le film ne semble pas laisser beaucoup de prises à l'imagination, et court le risque d'être vite oublié, il me semble. Il suit son parti-pris, attitude respectable, mais laissant des regrets par rapport à son potentiel.
Pourquoi alors écrire autant sur un film qui ne remplit pas totalement son potentiel ?
Car malgré ses limites, et de par ses limites, le film offre un jolie source d'idées sur l'écriture.
Une idée assez jolie du film est le commentaire fait sur la manière de bien écrire un personnage. On l'a vu, quand l'auteur tente de contrôler sa création, les réactions créées sont caricaturales et invivables. Qu'elle se sente mal loin de lui et qu'elle soit sans arrêt ravie, la caricature mono-dimensionnelle ne fonctionne pas. On peut supposer que le film veut montrer ainsi la naïveté du garçon immature, confronté à l'absurdité de vivre avec une fille tout le temps contente. On peut aussi y lire en creux ce qui fait la qualité d'une bonne écriture, la mise en place d'un personnage complexe : la nuance, l'absence d'uni-dimensionnel, l'histoire du personnage. Quand l'auteur décrit cette femme, avant son apparition, son portrait s'étire sur pages et pages de détails, et c'est ce qui la rend si réelle et juste quand elle apparaît. Quelles que soient les limites du scénario par la suite, cela reste une joli commentaire.
Mais là où ce commentaire devient un peu plus frappant pour le spectateur, c'est quand il prend le film à son propre jeu. En effet, les scènes les plus décevantes, les plus vite oubliées, sont justement celles mettant en jeu des personnages trop taillés à la serpe : beau-père baba, agent littéraire dragueur drogué, ou même les petits clichés de l'auteur ancien surdoué, quand la caractérisation se fait paresseuse, le film ne trouve pas grand chose sur quoi s'appuyer. Le commentaire créatif offert par le film offre sa propre critique, pas vraiment favorable. Le méta-texte pris à son propre jeu. Le film offrant un miroir pour se regarder lui-même et oubliant de se découvrir un peu moins beau qu'il ne croit.
Et le jeu de miroir à double sens prend même une troisième voie quand on regarde les noms du générique avec plus d'attention. Les réalisateurs sont Jonathan Dayton & Valerie Faris, sans film depuis l'immense succès indé de Little Miss Sunshine. On peut comprendre que l'histoire de l'auteur vaguement écrasé par son succès les ait séduit ; on peut comprendre qu'ils aient souhaité traiter la chose sur leur mode réaliste avec un peu de fantaisie ; on peut comprendre aussi qu'ils aient manqué de recul dans le dosage.
Mais la plus grande surprise provient de l'auteur du scénario. Zoe Kazan, 30 ans (soit l'âge de l'auteur bloqué), elle-même actrice de Ruby dans le film. Elle est l'auteur de tous les personnages du film, dont celui qu'elle joue, une créature issue de l'imagination d'un auteur. J'ai perdu le compte du nombre de miroirs impliqués dans un tel va-et-vient : Jouant le rôle d'une personnage inventé quand elle a elle-même inventé le personnage... Et je serais curieux de voir comment s'est monté le projet du film...
Voilà en quoi ce film est finalement mémorable. Petite romance pas désagréable au contenu théorique un peu faible, elle devient un beau petit objet d'étude - au final, cela offre un peu de gymnastique d'esprit.