20 juin 2009

Une histoire classique, où les indécisions et les mystères racontent plus que le récit

Two Lovers 
by James Gray, with Joaquin Phoenix & Gwyneth Paltrow (2008) 

Travailler dans la boutique familiale, vivre à nouveau dans sa chambre chez ses parents, le même petit quartier et sa communauté étriquée ; flotter les épaules rondes dans une lumière terne ; Leonard ne parvient pas vraiment à sortir de sa dépression, la séparation d'avec sa fiancée ne se dissipe pas. Il ne lève plus vraiment les yeux en marchant et trébuche tout de même, maladroit, il ne voit plus trop où aller ; ne rencontre pas grand monde hors sa famille. Mais deux jeunes filles se matérialisent peu à peu dans son entourage, blonde voisine pétillante, brune relation de ses parents. Les épaules de Leonard se redressent doucement et son teint reprend quelques couleurs.

Two Lovers. Un titre comme un étiquette posée sur un cahier en début d'écriture, un terme général, un label extrêmement simple : tiens, je vais tenter d'écrire un film sur un homme perdu entre deux maîtresses. Un titre mince comme un pitch ou comme la phrase d'accroche d'une bande annonce, un titre comme un programme pour le projet dans son ensemble : Leonard est attiré par la blonde sensuelle, garde un oeil sur la brune timide et sûre, il n'y aura pas de grand rebondissement à attendre. Le titre s'affiche honnête, le fil du récit n'est qu'une banale ficelle placée entre deux punaises sur un panneau de liège, sans twist inouï, sans large ramification, sans l'idée géniale d'un scénariste petit malin. Pas fantôme revenant consoler sa fiancée ni d'amants vieillissants avec des flèches du temps inversées, rien qu'un homme tournant la tête d'une fille à l'autre en un classicisme assumé ; récit compact comme un tragédie, à la fin prévisible qui aura lieu sans surprise en temps voulu.

L'absence de surprise et d'originalité narrative n'a jamais empêché la profondeur d'une récit et la densité de ses thèmes, véhiculée dans sa grandeur formelle. La puissance d'une versification géniale se trouve ici remplacée par le soin apporté aux images, lumière au gris terne, passé, immobile, urbain et terriblement engoncé, à la minutie des cadres tendus par le peintre James Gray. Les plans s'écoulent au plus proche des êtres et des murs, silhouettes au glissement piétinant entre une porte et une fenêtre, entre deux cheminées de briques, une portion de Brooklyn réduite à ses intérieurs et petites cours et rues aperçues au plus bas du sol ; un Brooklyn d'où l'horizon semble avoir disparue, où le plan large se voit quasiment interdit, tout bonnement inconcevable. James Gray tisse minutieusement l'étouffement de Leonard, son monde étriqué, l'enfermement familiale dans des pièces aux vieux bibelots de Juifs de Russie. Thème classique des films de James Gray, la vision du microcosme russe du Brooklyn est poussé aux limites de sa logique d'enfermement communautaire ; évoluer dans une telle Little Odessa distille une douce impression de claustrophobie. A la sortie de ce film, le spectateur se découvre souvent pris d'une envie de marcher longuement dans de larges avenues joliment éclairées.

Cette puissance formelle souligne l'épaisseur psychologique du drame présentée. Le récit ne parcourra qu'une mince distance entre les punaises de début et de fin, mais ce fil apparemment étriqué, sans vraie bifurcation, vibre sans cesse comme les regards fous de Leonard d'une fille à l'autre. La blonde, sensuelle, séduisante, sensuelle, instable, déjà engagée dans une relation complexe avec un riche rival inatteignable ? La brune, douce, plaisant à ses parents, timide, toujours à l'écoute, attentive, aimante ? Leonard saute de l'une à l'autre, terriblement passionné par la vigueur blonde, pas totalement insensible à la douceur brune, et le voici jonglant avec téléphone portable et sorties ici ou là, dîner sur Manhattan ou fête de famille dans une salle des fêtes de Brooklyn ; souvent, sa mère le réveille en fin de matinée.

Oui, Leonard offre une figure de grand adolescent, par son contexte familiale et par ses réactions instantanées, ses réactions immédiates aux propositions qui se présentent : allons en boîte ce soir, allons dîner avec mon amant, allons déjeuner tranquillement au bord de la plage, partons pour San Francisco demain matin, allons-y ! Indécision puérile, jugerons la plupart, instabilité chronique ; n'oubliez pas qu'il prend des pilules pour atténuer ses envies suicidaires, il n'est pas très bien dans sa tête, ce garçon ! Mais n'oublions pas non plus qu'une pilule n'est pas synonyme d'un diagnostique chronique : Leonard a été rompu d'avec sa fiancée par pression familiale il y a quatre mois à peine, après de longues années de vie commune, de nombreux projets de mariage. Quatre mois seulement ; peut-on imaginer retrouver une vraie sérénité en une poignée de mois après s'être trouvé aussi déboussolé ?

En offrant peu à peu des détails supplémentaires, des bribes de l'arrière-plan, le film dessine délicatement un espace de liberté pour le spectateur, un jeu de pistes et d'hypothèses potentielles ; une zone d'indécision et d'interprétation, plutôt agréable pour ceux appréciant de pouvoir construire leur propre histoire à partir du récit qui se déroule à l'écran, loin des cheminements corsetés et unidimensionnels des scénarios. Quatre tentatives de suicide préalables ? Avant cette rupture, juste avant, juste après, étalée sur plusieurs mois ? Signes d'une instabilité profonde ou simplement d'une sensibilité débordante ? Difficile de cerner totalement les personnages, de les résumer en quelques phrases : ils naviguent de quelques pas à peine sur les courts centimètres du fil narratif, mais ils naviguent chargés de toutes leurs dimensions affectives et de toute leur histoire personnelle, que l'on ne devine pas toujours, de même que les personnages peinent à lever toute incertitude concernant leurs relations.

Two Lovers, un film à l'histoire classique et prévisible, mais où, finalement, la présence de mystère s'affiche évidente, le mystère comme caractéristique intrinsèque du sentiment amoureux : que pense l'autre, bien sûr, interrogation classique, mais surtout, le film met en scène un mystère plus profond ; pourquoi une telle attirance ? Leonard ne peut se détacher de la blonde magnifique ; fidèle assurément au sursaut de vitalité qu'elle a généré, attiré irrépressiblement par la sensualité, certes, par la folie douce, l'insouciance, le besoin d'amitié de cette femme ; mais bon sang, pourquoi accepte-t-il docilement sa passion en dépit de tous les signaux contraires offerts par cette femme, son amour profond pour son amant, la manière dont elle se sert de Leonard sans rien lui offrir en échange, rien qu'un peu de tendresse amicale ? Pourquoi continuer à aimer ainsi ? Et cette question se transpose aux autres personnages, en particulier celui de la brune douce et sérieuse : mais pourquoi continue-t-elle à aimer ainsi ce Leonard, aussi instable, tellement indécit ?

En laissant ce mystère ouvert, tout du moins en y maintenant une part d'incertitude, Two Lovers met en scène une caractéristique que les comédies romantiques classiques approchent à peine, ou très schématiquement. Pourquoi se découvre-t-on amoureux et pourquoi reste-t-on parfois fidèle à l'étincelle originale en dépit des vents contraires ? Le film n'hésite pas à s'afficher faible, indécis, et même sans solution, juste ouvert sur l'avenir : comme dans toute tragédie, seul le compromis permet de survivre et continuer, seule la concession aux idéaux permet de respirer encore un peu après l'amour fou.


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