by Christopher Nolan, with Leonardo Di Caprio, Marion Cotillard, Ellen Page, Joseph Gordon-Levitt (2010)
Plongeons dans trois couches de rêves, un rêve se déroulant dans le rêve, lui même enraciné dans un rêve initial. Rêves à tiroirs, d'autant plus amusants que les notions du temps se dilatent à chaque couche. Poupées russes où les lois physiques se distendent, où les pulsions cachées peuvent soudain vous attaquer ou vous pousser dans des limbes dangereuses ; imaginez que ce cadre souple serve à un vaste complot d'espionnage d'envergure, risqué : hé oui, voilà qui promet des surprises et de l'action haletante !
Inception s'avance donc comme le nouveau bébé de Christopher Nolan, champion du box office printemps - été 2008, et toute l'industrie US retient son souffle. L'été a été plutôt faible en succès d'envergure, les grosses franchises n'ont pas établi de nouveaux records, le public se lasse des suites de suites de suites. Proposez lui un peu de fraîcheur, pas mal d'intelligence de scénario, des grands acteurs, pourquoi ne suivrait-il pas ?
Et le public devrait suivre car le cocktail se révèle diablement efficace. Leonardo Di Caprio joue les espions d'un futur proche, champion du vol d'info dans les rêves, tourmenté comme il faut pour donner un peu de tension au film, un peu d'épaisseur. La première heure s'écoule vive et pleine d'agrément, exposition de conventions, de personnages, de vieux souvenirs douloureux, et les éléments s'affichent avec une fluidité impressionnante, une photo clair, un rythme tendu et intense. Brillant, envoûtant.
D'autant que dès le début de la grande opération, Nolan bouscule et secoue son système, un imprévu instantané, un sursaut, et le rythme grimpe d'un ou deux tons sans qu'on s'y attende, sans qu'on y croit vraiment. Encore plus vite, encore plus compliqué, est-ce possible ? Sans problème, tout défile, les indications se font minimales, une phrase à peine, les sauts d'un rêve à l'autre, et l'on tente ivre de suivre le fil, tous les fils et ces pelotes. Comme le Dark Knight ou la série Bourne, voici un nouvel exemple de film d'action contemporain, ultra-saturé de récit, à la vitesse d'un accroc au Red Bull, seul moyen pour rester un peu dans le coup face aux séries télés denses et saisies de rebondissements.
Quel spectacle !
Le tout est de ne pas se crisper, laisser couler les petites incompréhensions pour ne pas perdre pieds, continuer à s'enivrer encore et encore. Expérience totale. Nervosité, euphorie, avalanche, orgie d'effets ; on sort souriant, haletant, nerveux pour tout le reste de la soirée.
Une fameuse réussite, donc, un beau succès d'efficacité.
Mais je doute que les discussions autour du film se contentent de souligner sa fantastique efficacité. Toute une réussite visuelle bien sûr. Ces trouvailles de scénario, ces trouvailles visuelles, comme plier Paris en deux couches parallèles. Mais il y a surtout la complexité du scénario, son jeu avec l'inconscient, les rêves, la perception de la réalité, l'apparition des idées, la culpabilité : tout un réseau de concepts, peu communs dans un blockbuster estival, et qui vont nourrir les discussions Internet pendant de longs mois, faire rêver les geeks pendant des années. Virtuosité d'écriture, pour sûr, mais là, mes premières réserves apparaissent.
Il y a 5 ou 6 ans sortait le deuxième film de la série Matrix, le gros mix post-moderne en cuir & big beat. Ce deuxième volet offrait à nouveaux claques visuelles et pistes narrativo-philosophiques, jamais vraiment abouties, prometteuses, pleines de potentielles : le troisième volet allait tout révéler, montrait toute la richesse sous-jacente ! A en écrire des thèses pendant une quinzaine d'années ! Las, le troisième Matrix n'était qu'une bauderuche creuse en terme de contenu, un gros truc bruyant et plus trop fun, perdant en route le spectateur, déçu de découvrir tant de superficialité.
Depuis, je me méfie des grosses analyses super-complexes et profondes, et les discussions de passionnés d'Inception m'agacent déjà... Certainement aussi peu intéressantes que les analyses à l'emporte-pièce bricolées pour nourrir le succès d'Avatar il y 6 mois...
Beaucoup disent : "Inception est un film à voir plusieurs fois pour en démêler les éléments". Certes, voir et revoir le film permettra certainement d'en saisir les rouages d'horloger, les brillants ajustements au millimètre des péripéties, ou à mieux percevoir la cohérence de ce monde où le rêve permet le vol et le contrôle élégant des idées. Mais je ne suis pas certain que cette analyse micrométrique permettra vraiment au film d'atteindre une véritable profondeur, à savoir plus qu'une profondeur de grand film d'action, une oeuvre fascinante sur laquelle se plonger encore et encore.
Car malgré la richesse et la densité du film, deux aspects me semblent assez peu exploités, pas fantastiquement réalisés. Premièrement, les rêves eux-mêmes, ce qui est tout de même assez gênant pour un film présentant le rêve comme l'originalité du projet. Il m'a paru assez surprenant de voir ces rêves aussi cohérents, aussi peu oniriques, finalement. Certes, le scénario justifie cette approche par le but recherché par les espions des rêves : maintenir un monde le plus réaliste possible, afin de duper la personne visée, qu'elle croit à un monde réelle et reste endormie, soit plus facile à manoeuvrer. Il doit bien y avoir plus d'explications dans le film, à capter lors d'une troisième ou quatrième vision... Mais l'essentiel n'est pas là : le film se déroule à 75% dans des rêves, et n'est jamais, ou presque, surréaliste !
Nolan est bien trop cartésien au fond de lui-même pour laisser une certaine poésie s'installer. Un décalage exquis comme peut le trousser l'ami Gondry, comme les distillaient certains des premiers Tim Burton, des Cocteau ou Bunuel, un vieux Polanski. Comme si Breton ou Dali n'avaient jamais rien écrit, rien peint. Quelle occasion ratée ! Choisir de filmer le rêve pour plier Paris en 4 dans une scène ou reproduire des immeubles vides façon Planète des Singes, pour jouer uniquement sur la question "suis-je bien conscient du réel ?" option Bac de Philo : je considère cela comme rater un peu son coup, d'un point de vue purement artistique.
Mais l'autre limite du film est sa gestion des comédiens et des personnages. Le casting est joli, on prend un joyeux plaisir à retrouver Di Caprio, Cotillard en fantôme sombre, Ellen Page en espionne étudiante plutôt qu'en Juno, Gordon-Levitt en manieur de flingue après avoir séduit en jeune amoureux de (500) Days of Summer. Rien à dire, les stars font le boulot, prennent du plaisir. Mais quel dommage que les personnages manquent finalement d'un peu d'humanité, d'épaisseur. Bien sûr, Di Caprio est tourmenté, bien sûr, Page cherche à démêler les trauma avec malice et tact, mais si peu d'humanité finalement, si peu de vraie émotion, de vrai corps. Nolan ne sert pas de la caricature brute et bête, mais pas vraiment de complexité, une conduite d'acteurs pas très riche ni fine : héritier d'un empire financier cherchant à plaire à Papa, la belle affaire !
D'autant plus dérangeant que le coeur du film tient à un fantôme amoureux, une femme impossible à oublier, la femme que Di Caprio retrouve encore et encore dans ses rêves. L'amour ineffaçable. L'amour impossible. L'Amour, l'Amour, l'Amour fou, la plaie béante. Que cet amour fou semble plat et descriptif, distant, peu émouvant pour le spectateur (cherchant déjà à reprendre son souffle de l'avalanche d'action et de récits).
Un film d'amour fou aussi sec, particulièrement visible dans une autre idée terriblement sous-exploitée. Profitant des dilatations temporelles du rêves, Di Caprio et Cotillard se sont plongées dans un monde rien qu'à eux pendant 10, 20, 30 ans, le construisant à leur souhait, autarcie parfaite, l'idéal auquel peut aspirer tout couple, l'amour rien qu'à deux, personne d'autre. Et que présente le film : une architecture vaguement newyorkaise et vide, quelques plans visant à suggérer cette vie autarcique, et incapables de susciter beaucoup de piste à peupler par le spectateur, de le faire rêver.
Je veux bien croire qu'il n'ait pas été possible de donner plus d'espace à ces passages, dans un film commercial devant garder une durée décente (2h30 déjà ainsi). Mais il y avait tellement de choses à présenter ici, tant de questions auxquelles répondre. Laisser voyager un peu les amants. Les montrer plus intimes. Et les confronter à leurs pulsions, leur monde était-il vraiment solitaire ? Toute une matière pour un film entier, j'imagine, mais donner plus d'ampleur à ce passage aurait offert plus de richesse, capable enfin de toucher plus que simplement impressionner, incapacité bien mieux décrite par Todd McCarthy, ancien rédacteur en chef de Variety...
Pas un total chef d'oeuvre donc, pour ces réserves pas anodines. Mais un immense plaisir tout de même, un grand bonheur de cinéphile amateur de spectacles : qui bourrait résister à des combats à mains nus où des hommes en costume cravates s'affrontent en apesanteur ?
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