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On Keeping a Notebook - Joan Didion
article publié pour la première fois en 1966 dans Holiday.
article reproduit dans le recueil "Slouching Toward Bethlehem" (1968)
inclus dans l'anthologie "We tell ourselves stories in order to live - Collected Nonfiction" (2006)
Il y a quelques semaines, j'ai eu la chance de voir "The Year of Magical Thinking" au National Art Center d'Ottawa. En 2007, Joan Didion a en effet adapté pour la scène son mémoire, publié en initialement en 2005. Le spectacle connaît maintenant un joli succès un peu partout en Amérique du Nord, pièce subtile et sensible évoquant les décès rapprochés du maris et de la fille de Joan Didion. Le texte fonctionne parfaitement sur scène, montage des pensées de l'auteur, ses impressions d'années de deuil, ses souvenirs, le flux instable de son esprit. La voix de Didion s'écoule superbe, sans perdre la force de l'écrit, gagnant une texture dans l'énonciation orale.
J'ai donc eu envie de découvrir un peu plus les articles de Joan Didion, tout son travail de non-fiction. Travail qui avait fait d'elle une des têtes de pont du Nouveau Journalisme dans les Etats-Unis des années 60.
Coup de chance : la bibliothèque d'Ottawa dispose d'un volume de "We tell ourselves stories in order to live". Rien de moins qu'une anthologie des non-fictions rédigées par Joan Didion. Plus de 1100 pages en petits caractères, à la limite du papier bible, rassemblant 7 ouvrages publiés au préalable. Une orgie de textes, articles, notes personnelles, tout une vision du monde et de l'écriture. Un sacré programme à avaler, et je ne sais pas jusqu'où je vais pouvoir pousser mes explorations : l'ampleur du volume ne le rend pas très facile à parcourir au jour le jour dans les trajets du bus...
Je n'en suis encore qu'à "Slouching from Bethlehem", son premier recueil de non-fictions, publié en 1968. Il y aurait beaucoup à dire sur certains articles, magnifiquement composés, fluides, intelligents, et qui construisent une vision du sud-ouest américain une fois mis bout à bout. Faits divers dans des petites villes paumés ; portrait de John Wayne et Howard Hugues, icônes vieillissantes renvoyant l'Amérique à certains de ses mythes ; longue plongée dilettante dans le San Francisco de 1967, où apparaissait les premiers hippies. Oui, définitivement beaucoup à dire, et je ne sais pas ce que je ferai de toutes ces lectures stimulantes ; je ne sais pas ce que ma petite plume de blog peut laisser transparaître d'une telle expérience...
Mais la deuxième partie du recueil est dédié à des essais plus personnels, des textes sans motivation factuelle, sans rapports de commandes avec des grands magazines comme Life ou Vogue. De pures réflexions, certes publiées sous forme d'articles dans la presse au préalable, mais groupées dans cette partie simplement intitulée "Personnals". Une tonalité fort différente des récits précédents, et qui explique mon emploi babarisant du terme anglo-saxon non-fiction. Je suppose qu'il faudrait parler d'essais, et nommées les textes de la première partie articles, reportages, portraits. Mais il semble plus séduisant de grouper les deux formes sous un même terme générique, non-fiction, liés simplement par leur rapport à la réalité, leur distance à la pure imagination. Cohérence justifié par les propos de Joan Didion elle-même, livrés dans une précieuse interview à la Paris Review : tous ses articles étaient des reflets de ce qu'elle voulait faire à ce moment précis, de là où elle voulait aller. Même les reportages apparemment les plus factuels...
Le premier texte de la section "Personals" s'intitule ainsi "On keeping a Notebook", réflexions sur le processus de prise de note. Processus séparé dès le début de la question du journal intime, où l'on note simplement les activités du jour, liste factuelle, sèche, vite évaporée. Didion évoque ici les notes qu'elle prend en permanence, morceau de phrase attrapée au vol, bout de dialogue entendu dans un hall d'hôtel ou un ascenseur, petite scène aperçu au détour d'une rue qu'elle capte en quelques phrases, pensées qui passe par la tête. Tout un ensemble de petits précipités, et dont la véracité n'est même pas la question centrale : rien ne prouve, dit-elle, que la note prise il y a quelques années ait vraiment eu lieu de cette manière, objectivement - ou qu'il ne s'agisse pas simplement de la manière dont l'auteur a perçu les choses, des réflexions qui ont germé à cette occasion...
La véracité objective n'est pas le moteur des prises de note de Joan Didion. Il s'agit surtout pour elle de noter la manière dont les choses lui semblaient être, les sensations associées : "how it felt to me: that is getting closer to the truth about a notebook". Avec pour objectif final, central de piéger son état d'esprit d'alors, et non pas le fait lui-même. Décrire pour se comprendre, garder une trace de sa réaction d'alors, "remember what it was to be me". Quelle jolie formule : "se rappeler ce que c'était d'être moi"...
Tout cela est cohérent avec les propos déjà évoqués un peu plus tôt, les articles motivés par les choses que l'auteur avait envie de faire à l'époque. L'écriture, pour Didion, semble toujours viser à se comprendre soi-même, à laisser l'auteur s'introduire dans la réalité des choses, glisser ses réactions, confronter son ressenti. On comprend mieux sa vision de l'écriture, et son travail dans le cadre du Nouveau Journalisme ; approche où le journaliste invitait son ressenti au milieu du récit des faits, laisser transparaître son point de vue, tel un narrateur honnête et transparent de roman.
Cohérence dans le travail de Joan Didion qui se retrouve finalement dans "The Year of Magical Thinking", écrit en 2004, soit presque 40 ans après ses réflexions "On Keeping a Notebook". Le mémoire écrit en 2004 n'est rien d'autre qu'une immense prise de note, flux de sensations, de réminiscences, de scènes captées, mais dans le cadre d'un deuil. Prise de note agencées avec génie, humour, sensibilité, grâce à de longues années de travail sur son écriture. Si le moteur des prises de notes de 2004 est assurément similaire aux élans des années 60, les limites techniques que Joan Didion évoque dans son interview de 1978 concernant son écriture ne semblent plus réelles en 2004 - assurément un symbole frappant du travail effectué par un écrivain au cours de sa carrière...
Le premier texte de la section "Personals" s'intitule ainsi "On keeping a Notebook", réflexions sur le processus de prise de note. Processus séparé dès le début de la question du journal intime, où l'on note simplement les activités du jour, liste factuelle, sèche, vite évaporée. Didion évoque ici les notes qu'elle prend en permanence, morceau de phrase attrapée au vol, bout de dialogue entendu dans un hall d'hôtel ou un ascenseur, petite scène aperçu au détour d'une rue qu'elle capte en quelques phrases, pensées qui passe par la tête. Tout un ensemble de petits précipités, et dont la véracité n'est même pas la question centrale : rien ne prouve, dit-elle, que la note prise il y a quelques années ait vraiment eu lieu de cette manière, objectivement - ou qu'il ne s'agisse pas simplement de la manière dont l'auteur a perçu les choses, des réflexions qui ont germé à cette occasion...
La véracité objective n'est pas le moteur des prises de note de Joan Didion. Il s'agit surtout pour elle de noter la manière dont les choses lui semblaient être, les sensations associées : "how it felt to me: that is getting closer to the truth about a notebook". Avec pour objectif final, central de piéger son état d'esprit d'alors, et non pas le fait lui-même. Décrire pour se comprendre, garder une trace de sa réaction d'alors, "remember what it was to be me". Quelle jolie formule : "se rappeler ce que c'était d'être moi"...
Tout cela est cohérent avec les propos déjà évoqués un peu plus tôt, les articles motivés par les choses que l'auteur avait envie de faire à l'époque. L'écriture, pour Didion, semble toujours viser à se comprendre soi-même, à laisser l'auteur s'introduire dans la réalité des choses, glisser ses réactions, confronter son ressenti. On comprend mieux sa vision de l'écriture, et son travail dans le cadre du Nouveau Journalisme ; approche où le journaliste invitait son ressenti au milieu du récit des faits, laisser transparaître son point de vue, tel un narrateur honnête et transparent de roman.
Cohérence dans le travail de Joan Didion qui se retrouve finalement dans "The Year of Magical Thinking", écrit en 2004, soit presque 40 ans après ses réflexions "On Keeping a Notebook". Le mémoire écrit en 2004 n'est rien d'autre qu'une immense prise de note, flux de sensations, de réminiscences, de scènes captées, mais dans le cadre d'un deuil. Prise de note agencées avec génie, humour, sensibilité, grâce à de longues années de travail sur son écriture. Si le moteur des prises de notes de 2004 est assurément similaire aux élans des années 60, les limites techniques que Joan Didion évoque dans son interview de 1978 concernant son écriture ne semblent plus réelles en 2004 - assurément un symbole frappant du travail effectué par un écrivain au cours de sa carrière...
- Joan Didion - The Art of Fiction No. 71 - Interview (Paris Review, No. 74, Fall-Winter 1978)
- On Keeping a Notebook - 1966 article published in Holiday (PDF version)
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