30 avril 2009

Une fille sans qualités aux défauts un peu trop marqués

La fille sans qualité 
par Juli Zeh (2004)

Ada est une fille extrêmement intelligente ; grande lectrice, dotée d'un profond sens critique pour son âge, une grande maturité intellectuelle à seulement 14 ans. Elle fréquente un lycée de Bonn, établissement privé réputé où elle lance de longues joutes verbales avec ses professeurs. Elle court longuement et intensément, des jambes rapides et une capacité à résister à la douleur en font une potentielle championne universitaire d'athlétisme. Ada n'est peut-être pas très mignonne, pas autant que les poupées blondes à la beauté calibrée, mais elle possède une poitrine généreuse ; assurément une jolie sensualité, rehaussée par son caractère et son indépendance.

Ada est également nihiliste.
Elle tisse de longues réflexions intérieures sur la vacuité du monde, la superficialité de la société post-moderne, la faillite des politiques ; la stupidité générale de ces camarades inconséquents. Elle lit et lit, enfermée dans la salle de bain ; elle n'ouvre pas souvent la bouche en classe, hormis pour quelques brillantes saillies à la limité de l'impertinence. Ada n'imprime même pas les souvenirs, les choses glissent sur elles, et elle se contente de lire et courir.
Ada se trouve dans cet établissement huppé après avoir été renvoyé de son précédent lycée ; sans grande raison apparente, sans motivation réelle de sa part, elle avait cassé le nez d'un camarade avec un poing américain.

L'arrivée d'Alev dans sa classe va lui offrir un alter ego précieux ; nihiliste également, ballotté par ses parents d'un pays à l'autre, passionné par la théorie du jeu, Alev aime à jouer de son charme pour manipuler, pour le plaisir de démontrer  la vacuité intrinsèque des relations humaines. Ada et Alev rivalise d'éloquence en classe, et se font peu à peu complice d'un jeu trouble de manipulation.

Juli Zeh construit briques après briques un lourd roman, le grand roman de la jeunesse allemande des années 2000 et de son état d'esprit. Gros pavé de plus de 500 pages visant à capter le caractère désabusé de cette jeunesse qui a déjà tout vu, connaît tout des échecs des générations antérieures, digère sans effort les moyens de communication et le cynisme des politique ; une génération consommatrice mais jamais dupe, qui ne cherche plus le secours des idéologies et des illusions : une génération sans espoir mais qui s'en amuse, cruelle mais avec le sourire. Les arrière-petits enfants des nihilistes & anarchistes du début du XXème siècle.

Et pour peindre un tel tableau ambitieux, l'auteur convoque l'immense "Homme sans qualités" de Robert Musil, monument de la littérature de langue allemande : l'immense fourre-tout inachevé qui piégeait la décadence autrichienne d'avant la grande guerre. Deux époques de fin de règne et de voie sans issue, alors pourquoi pas ?

Alors Juli Zeh convoque la philosophie, ses inquiétudes de juriste sur le juste, les angoisses allemandes envers la guerre en Irak ou les attentats de Madrid, le mal-être des exilés des anciens pays de l'Est, les familles globe-trotters, les amateurs de black métal vêtu de cuir, les petits chefs carriéristes, les parents divorcés, l'importance de la pornographie dans les esprits adolescents modernes. Vaste galerie de portraits et de situations, de rebondissements et de méditations, d'incursions en salles des professeurs ou dans les dortoirs des internes ou chez les immigrés polonais à Berlin avant la chute du mur.

Boulimie de thèmes et d'approches qui ne semble hélas pas tellement prendre vraiment pour une certaine superficialité d'ensemble, au final. L'écriture manque généralement de fluidité, mais sans jamais véritablement offrir la profondeur que laisser espérer les longues phrases minutieusement construite. "L'homme sans qualités" de Musil est dense, délicat à explorer et presque à impossible à lire longtemps au lit ; mais il offre en retour la densité philosophique et la subtilité d'humour du chef d'oeuvre.  "La fille sans qualités" du XXIème siècle semble tâtonner dans son aspiration à voir grand, sans trop d'unité, sans vrai fil directeur, si ce n'est une désagréable impression surgissant régulièrement : le plaisir pris par l'auteur à tisser des passages pour choquer le lecteur. "Choquer le bouregois". Propension déjà présente dans son précédent livre, "L'aigle et l'ange" ; mais des scènes chocs n'apportant pas trop de réflexions, des scènes facilement cruelles et dérangeantes, m'a-t-il semblé, à la limité de la gratuité.

Juli Zeh est ambitieuse, vise haut : capter l'air du temps contemporain et incarner des dilemmes moraux. Elle tisse pour l'instant d'exigeants thriller ; il lui reste du travail pour toucher au chef d'oeuvre de son temps.

28 avril 2009

Un appartement feutré où se déchaîne une rage ivre et fiévreuse

L'idiot 
par et avec Pierre Léon, avec Jeanne Balibar et Sylvie Testud (2009)

Nastassia Philippovna reçoit chez elle, petite soirée entre amis & connaissances. En particulier ses protecteurs intéressés : Totsky, son amant et fournisseur de fonds depuis 5 ans, et le général Epantchine, sa moustache placide et ses offres de colliers de perle. On bavarde, on rit à l'arrivée du naïf prince Mychkine, on boit, Ferdychtchenko fait le clown ; pourquoi ne pas jouer à un jeu ? Un jeu distrayant et plein d'élégance, comme raconter la plus basse de ses actions honteuses ?

Les personnages se lèvent dans le noir et blanc des décors impersonnels, neutres et dépouillés, chacun prend la parole et les voix résonnent magnifiques : la richesse des récits de Dostoïevski associés à la finesse d'un jeu d'acteur à la française, jeu de regards et finesse de l'intonation. Doucement, sans excès délirant des gestes des personnages, la folie de l'instant monte, car Nastassia Philippovna prend elle aussi la parole, fiévreuse et ivre, sa révolte débordant soudain : assez de marchandage de la part de ses messieurs, assez de se voir passer des mains d'un général à celle d'un jeune homme avide d'argent, négociée pour 3 roubles, 75.000 roubles, 100.000 roubles, 1.5 millions de roubles, assez, même pour le plaisir des belles toilettes et des soirées au théâtre ! 
Jeanne Balibar titube et fait scandale sans presque hausser la voix, son oeil pétille, son timbre se module doucement dans un sourire, elle détruit tout son petit monde en quelques instants d'une soirée mondaine ; elle veut être libre ; libre, mais en somme, elle n'est qu'un traînée, elle le reconnaît, une traînée ; elle le clame même. Elle ne peut partir avec le naïf prince immaculée, elle s'envolera avec le voyou Rogogine.

La scène d'anthologie du roman de Dostoïevski glisse comme un rêve, songe d'une pure rage dans un écrin mondain, film à la forme simple et concentrée comme une grande scène de théâtre. Un rêve en noir et blanc comme silencieux ; le calme paisible d'un riche intérieur où les voix résonnent sourdes, et les exactions et bassesses des hommes se dévoilent peu à peu. La morgue feutrée des puissants, leurs exactions soudaines et impulsives qui affaiblissent un peu plus les fragiles ; seule issue pour échapper au calcul, fuir, fuir tout cela, même au bras de la pire crapule, juste un peu moins hypocrite que les élégants aux manières de voyous. Le pur prince peut pleurer au son d'un chant russe romantique, il n'a pas sauvé l'impétueuse jeune fille de son excès de destruction ; les honnêtes hommes d'âge mûr reprennent simplement leurs parapluies et sortent en se lissant la moustache : décidément, quelle femme pittoresque, plus aucun doute.

26 avril 2009

Du fouet et des chapeaux en pyramide rouge

Whip it 
by Devo (1980)

Devo, groupe improbable de la new wave américaine. Sortant tout droit d'Akron en Ohio, ils bricolent des chansons à base synthétiseurs et guitares basiques, et développent des thématiques tournant autour des robots et de la perte d'humanité. Mais avec un point de vue original et fun : l'homme tend vers la stupidité sous une sorte de dé-évolition, DEVOlution. Leur premier album s'appelle ainsi "Q: Are we not men? A: We are Devo", question amusante. Persuadés de la stupidité de la l'homme moderne, les Devo ne sont pas totalement des rigolos, même en créant des chansons comme "Mongoloid" ; cette question "Are we not men?" n'est autre qu'un détournement du mantra de "L'île du docteur Moreau" de HG Wells. Sur cette île, le docteur Moreau parvient à rendre humains les animaux par fines opérations, mais ceux-ci sont sans cesse tiraillés par leur pulsions sauvages, attirés irrésistiblement en arrière vers leur sauvagerie ; ils entretiennent leur humanité bancale en répétant des règles de vie, toutes introduites par la formule "Ne somme-nous pas des hommes ?"...

Devo joue ainsi avec les références de science-fiction et la bêtise humaine, et l'une de leur principale marque de fabrique deviendra vite leurs chapeaux en pièces montées de plastique rouge, qu'ils affichent encore fièrement dans leurs concerts : l'Energy Dome, sensé canalisé les énergies environnantes pour augmenter l'énergie mentales des musiciens... Un couvre-chef qui deviendra une sorte de synonyme de la new wave aux Etats-Unis, étant donné l'impact des premiers singles du groupe. Un synonyme tel que McDonald's a naïvement utilisé ce chapeau pour une figurine représentant la musique des années 80 ; et ce sans demander la permission aux Devo, ce qui a entraîné un procès...

On aperçoit ces fascinantes pyramides rouges dans le clip de Whip it, single datant des 1980. Le groupe est un peu plus commercial et pointu que dans ses références initiales à la Science-fiction, mais le morceau est d'une jolie efficacité. Et la vidéo est sympathique elle aussi, simple et amusante tentative des jeunes temps de MTV.

22 avril 2009

Crocodiles, l'explosion d'une chanson encore un peu punk

Crocodiles 
by Echo & the Bunnymen (1980)

La Nouvelle Vague comme un renouveau après le l'onde de choc ; le punk a explosé en 1976 au Royaume Uni, balayant les vieux groupes rocks et s'autodétruisant en un ou deux ans ; que reste-t-il alors ? Une série naissante de jeunes groupes, nourris aux idéaux du Do-it-yourself punk, avides d'indépendance et de nouvelles idées, de nouveaux moyens d'expression. The New Wave ; qui conduira à toute une série de gros groupes dans les années 80, à l'utilisation des synthétiseurs les plus minables, aux excès démodés et amusants.

Mais entre ces deux gros mouvements britanniques, punk puis new wave, la transition fut passionnante, riche en jeunes groupes tâtonnants, aux sons inédits, étranges et maladroits. Les premières vaguelettes hésitantes de cette New Wave, encore amateur et bricolée, vers 1978-79-80.

Ainsi, Echo & the Bunnymen offre en 1980 un premier album sombre et troublant. Ils vont peu à peu devenir énormes en Angleterre, au bout de deux-trois albums, tels Depeche Mode ou The Cure ; mais ils se sépareront dès 1987, loin de la résistance des gros vétérans des stades des 80s. Avant le grossissement de la grenouille et des orchestrations, ce premier album Crocodiles offre de très beaux moments subtiles. Production mince, la basse roule douce et sans fioritures, quelques notes discrètes de synthétiseurs comme trop timides, et des sursauts de guitare qui rappellent les éclairs punk. Les chansons ne dépassent pas 3 minutes, rêves interrompus d'un hoquet, n'ayant plus rien à raconter après leurs écumes d'images précipités. Le lyrisme de Ian McCulloch se niche dans cet écrin nouveau, tissé de divagations noires qui inquiéteront les critiques rock d'alors.

Et au centre de l'album, une explosion intense fascine : Crocodiles, la chanson. 2:40, une course folle de guitares à la basse oppressante, une vision d'hypnose sur lequel se pose le flot verbal de Ian McCulloch. Les formules jaillissent et marquent l'esprit - I read it in a magazine - Listen to the ups & down, Listen to the sound they make - I can see you've got the blues, In your alligator shoes - Met someone just the other, Said wait until tomorrow.

Les longues répétitions de ces I'm gonna do it tomorrow hante longuement, donnant envie de replonger dans ce déchaînement, même édulcoré par une version live dans une immense salle.



21 avril 2009

Un échiquier un peu convenu mais que l'on dévore tout de même en avion

L'échiquier du mal - Livre 1: Ouverture 
par Dan Simmons (1989)

La violence, les accès de violence humaine, incompréhensibles et enivrés, incontrôlables, souvent incompréhensibles ; ils ne semblent pas répondre à l'entendement et à la raison, d'étranges pulsions baroques poussant parfois au meurtre et au pire. Plus encore fascinante et incompréhensible devient la violence quand elle se répand et semble sauter d'une âme à une autre, gagnant un groupe et parfois une société ; le génocide, depuis la Shoah jusqu'aux contrées rwandaises, insaisissable et comme inconcevable, comme un fil se tendant soudain dans le coeur pour pousser les plus placides à l'exaction.

Suggérer l'image d'un fil entrant en résonance, il n'est pas facile d'aller beaucoup plus loin pour un individu maladroit se trouvant désemparé face à l'inconcevable de la pulsion violente. Mais qu'en serait-il si un tel fil n'était pas qu'une métaphore, si une poignée d'êtres malveillants étaient capable de flatter le fil pulsionnel de chacun, de pousser les uns et les autres au meurtre, de déclencher le doigt de la main qui vise John Lennon ?

Nous voici donc plongeant dans ce long roman fantastique où apparaissent quelques individus ayant une telle capacité. Doté de ce don psychique, le Talent, ils peuvent prendre le contrôle des êtres, les manipuler, les pousser au meurtre, jouer avec eux et surtout, jouer entre eux par l'entremise de ces soldats devenus incapables d'exercer leur volonté.

Dan Simmons prend donc ce point de départ simple et presque convenu, et se lance dans son habituel mélange de références et points de vue. Psychologie de groupe et étude de la violence, enquête sur la Shoah, théorie du complot, meurtre de John Lennon ou de JFK, critique de la photo d'art, les pistes sont variées mais, avouons-le, sans grande originalité ; jamais ne surgit vraiment la surprise ravie qui prenait le lecteur parcourant les arcanes folles de l'immense Hyperion. Infime déception pour le fan de la grande fresque SF autour de Keats, mais la lecture de cet échiquier reste infiniment prenante, les personnages attachants malgré leur faible épaisseur, et quelques tours de force font apparaître un grand sourire ; tel ce long chapitre où deux vieilles femmes douées du Talent tentent de s'assassiner des plus cruelles manières, manipulant le premier venu, vieux chauve, grand noir, gardien de nuit, fillette ; série hallucinante et sans fin qui laisse la police locale dans la plus grande perplexité face à ce serial killing incompréhensible et saturé d'humour noir. 

16 avril 2009

Un week-end perdu pour boire, boire, boire

by Billy Wilder, with Ray Milland and Jane Wyman (1945)

Le week-end d'un écrivain devenu alcoolique, résigné à l'alcool, ne cherchant plus rien d'autre que l'alcool. Comme souvent, Billy Wilder donne une leçon de mise en scène, de nombreuses scènes et de nombreux plans magnifiques : une lampe renversée au premier plan, quelle idée fantastique. Cette mise en scène fine et intelligente évite subtilement le surlignage, tout en laissant la place à la performance magnifique de Ray Millan, flamboyant, désabusé, suicidaire, terriblement expressif. Presque un film noir, la noirceur d'une vie bloquée et noyée, une humanité sombre perdue et ne cherchant pas vraiment à se réorienter.

14 avril 2009

Olaimp, un sous-marin en maison close aux cellules tellement distrayantes

Des néons sous la mer
par Frédéric Ciriez (2008)

Un peu à l'écart du port de Paimpol, un sous-marin installé à quai, bâtiment marin reconverti, comme l'indiquent les immenses néons de l'accueil. Aménagement inventif et modèle économique innovant, le sous-marin a su tirer profit des évolutions légales et accueillir dans son armature effilée le bordel de la région. Olaimp, les néons portent haut l'identité de l'établissement, lieu de travail des Olaimpiennes, les fières prostituées travaillant à leur compte.

Frédéric Ciriez approche le monde de la prostitution par ce schéma insolite : en 2012, la prostitution a été légalisée et quelques filles de joie ont investi ce vieux sous-marin abandonné par l'armée française. L'auteur tresse sous exploration de l'Olaimp sous la forme d'un essai au sujet de l'établissement, parodie de travaux universitaires qui se déroule avec un immense sourire.

On y découvre l'histoire détaillée du sous-marin : étrangement poursuivi par un sort peu commun durant son activité militaire, le sous-marin se voyait régulièrement le cadre d'orgies sexuelles et autres activités vaguement pédérastiques, peu goûtées par l'état-major français. Le joyau technologique des années 60 se voit doucement abandonnée à une existence molle à cause de sa mauvaise réputation et des fortes superstitions marines...

Dès cette entrée en matière réjouissante, le ton du livre est donné ; érudit, fantaisiste, irrespectueux, fou et balayant les thèmes les plus vastes et imprévus. Les trouvailles s'enfilent comme des perles et les pages ouvrent sans cesse de nouveaux angles d'approche, légendes érotiques bretonnes, témoignages de prostituées saturées des accents étrangers les plus imprévues, biographie express de Patrick Dewaere, analyse du management moderne de l'établissement, carte de restaurant, aménagements des chambres... Une magnifique fête du langage, de l'imagination et de l'appropriation du réel par ses portes détournées ; le sexe au coeur de la vie de chaque homme et entremêlé dans de profondes racines de la société, mais surtout, le sexe comme une fête et un grand éclat de rire, toujours, et donc la vie en une fête riche de détails et d'humour.

10 avril 2009

Battre des mains sur une boucle fraîche dessinée au crayon de couleur

Genius of Love 
by Tom Tom Club (1981) 

Quel plaisir de tomber par surprise sur un morceau connu de chanson, un sample utilisé ici ou là et que l'on découvre dans sa nudité et sa fraîcheur natale. 

Les premières mesures de Genius of Love, la guitare funky mais minimale, les gloussements synthétiques, on tique, on cherche, où on-t-on déjà entendu cela ? Ne serait-ce pas un quelconque tube commercial, le détour d'une grosse radio ou un collègue écoutant le titre au boulot ? Dans une version approchant, dans un état similaire, dans un remixe ?

Genius of Love est présenté comme l'une des chansons les plus samplés dans le rap et le r'n'b. Publiée en 1981, gros tube de club dans sa version maxi 12", et même pas un an après, on retrouve ses gloussements dans des titres de rap, ce genre alors presque inconnu. Grand Master Flash, pionnir hip-hop, y touche dès 1982, et la chaîne atteindra son apogée avec Mariah Carey elle-même au milieu des années 90.

Phénomène d'autant plus amusant que le morceau original est lui-même décrit comme un pionnier du hip-hop...

Tom Tom Club est groupe créé par deux musiciens des grands Talking Heads, couple à la ville. Side-project naissant à la suite des sessions un peu compliquées de l'album Remain in Light des Talking Heads, si mes souvenirs sont exacts ; cet album avait marqué un rapprochement entre le chanteur David Byrne et le producteur Brian Eno, partis un temps bricolés avec des enregistrements radios du monde entier. Tina Weymouth et Chris Franz décident alors de jouer ensemble, de continuer à explorer leur groove tendu de petits blancs newyorkais, et d'y mélanger quelques ingrédients du jeune hip-hop. Le genre en question est alors largement inconnu hors de New York, sa patrie d'origine.

Genius of Love et Wordy Rappinhood sont donc parmi les première incursions de musique inspirée du hip-hop dans les tops anglais...

La fraîcheur du titre est encore impressionnante, des percussions amusantes, surgissements de petits sons, ce chant bavard et éthéré, et les interventions saisissantes de passages parlés, comme improvisés et hurlant soudain "JAMES BROWN". Mais peut-être ai-je mal compris ?

Le clip est un joli moment également, rappelant la proximité des musiciens des Talking Heads avec les milieux artistiques. Un dessin animé sursautant comme les claquements hilares de la chanson, dessin naïf et jolis filles comme les princesses tracées au feutre par une petite fille de CE1. Les immeubles dansent et les nuages fondent soudain comme un damier de Piet Mondrian, on y découvre même des taggers au pied du Chrysler Building de New York, les rastas tracées par un Douanier Rousseau urbain. Cette sucrerie colorée, naïve et d'avant-garde a dû créer un drôle d'effet sur les écrans télés de 1981, peu habitués au principe du vidéo clip musical !


9 avril 2009

La tonicité d'Haircut 100 et de leurs chemises favorites

Favourite Shirts (Boy meets Girls) 
by Haircut 100 (1981)  

Il est amusant de voir combien de personnes avouent leur amour pour la musique des années 80, et comme si peu la connaisse bien, finalement.

Aimer la musique des années 80, cela signifie généralement apprécier les vieux tubes français qui passent sur les radios vintage, l'enfilade de singles datant du Top 50 et leurs refrains faciles. Un goût compréhensible pour une culture pop hexagonale, mais aussi pour la nostalgie et le souvenir, la douce chaleur rassurante des vieilles maisons de vacances et des boums du 14 juillet ; les années 80, période d'adolescence pour un grand nombre de programmateur de radio, n'est-ce pas ? Cette époque où l'on savait construire des tubes, des chansons comme on n'en fait plus.

Mais il est dommage de ne pas aller goûter un peu aux sucreries pop étrangères de cette époque ; même efficacité immédiate, même sens de la pop dans ces tubes pourtant méconnus en France, mais sans le vernis nostalgique du vernis nostalgique. D'autant qu'il est fascinant de découvrir des pépites efficaces et tellement séduisantes, de retrouver des groupes dont la postérité internationale s'est consumée en moins de quelques années.

Que dire ainsi de ces Haircut 100 ? Groupe d'à peine deux albums, apprend-on après une recherche rapide. Un petit carton en 1982 avec Pelican West, 2ème des tops anglais, et dont 4 singles ont peuplé le Top 10 britannique. Puis le chanteur s'échappe pour des projets solo, le deuxième album d'Haircut 100 ne mène nulle part, le groupe se sépare.

Pourtant, Favourite Shirts (Boys meet Girls) brille d'un éclat pop irrésistible.  Guitare tonique, une section rythmique ronde et chaleureuse accueillant même du tam-tam, et des longues interventions de saxophone et trompette. Jeune groupe dynamique, rayonnant, rigolo, sans génie assurément, mais qui ont su trouver un équilibre très agréable.

7 avril 2009

Un crayon poétique pour dessiner la guerre d'Espagne

Le crayon du charpentier 
de Manuel Rivas (1998)

Guerre d'Espagne, les républicains sont faits prisonniers, souvent exécutés sommairement par des franquistes brutaux, généralement limités et souhaitant faire souffrir. L'un d'eux pourtant exécute un peintre sans le torturer et ramasse son crayon de charpentier, et alors le fantôme chuchote à son oreille. La brute simple et sans but garde alors un oeil sur un docteur magnifique, athée et fantastiquement humain. Manuel Rivas tisse avec finesse une fable profonde sur les haines mystérieuses en temps de guerre, sur la persistance de l'humanité, sur la grandeur de l'amour. Et tout cela grâce à une poésie simple et fluide, charmante et sans effet de surlignage.

5 avril 2009

Oubliez la question de l'écriture et écoutez les échanges humains

Un chat, un chat 
de Sophie Fillières, avec Chiara Mastroiani, Agathe Bonitzer et Malik Zidi (2009)

Célimène a 35 ans, un jeune fils, un grand appartement parisien en travaux et ne parvient pas à écrire son troisième roman. D'ailleurs, elle préfère maintenant qu'on l'appelle Nathalie.

Les premières minutes confirment le terrible pressentiment suggéré par cette situation initiale, la confirmation des clichés réducteurs concernant le cinéma français : encore un film d'auteur se focalisant sur les doutes d'un créateur, dans le microcosme parisien, les angoisses de la trentaine présentées dans un récit sans histoire. Petites angoisses présentées avec humour, certes, les mignonnes mimiques de Chiara Mastroiani et ses crises soudaines d'aphasies. Le rythme ne prend pas trop dans cette succession de scénettes sans grand fil directeur ; la réalisatrice a-t-elle une boussole ou enchaîne-t-elle mollement les mignonnes trouvailles sans autre soucis que le sourire du spectateur ?

Mais peu à peu les personnages prennent de l'épaisseur derrière le sourcil gauche levé et les séducteurs hongrois dragués muettement. La groupie qui poursuit l'auteur en panne dessine ses traits d'étudiante d'hypokhâgne, l'ancien amant révèle sa fragilité, le jeune fils dessine le quotidien d'une vie seul avec sa mère.

L'enjeu autour de l'écriture ne devient pas vraiment plus intéressant au fur et à mesure de l'avancée du film, d'ailleurs ; elle n'écrivait plus, elle ne parlait plus, puis elle écrit à nouveau, elle écrit sur sa jeune amie étudiante, elle la met en scène, elle cherche à s'imprégner de la vie de l'autre, qui se prête peu à peu au jeu qu'elle demandait de ses voeux. Rien de très original, l'écrivain présenté en metteur en scène du monde qui l'entoure, mais aussi en petit vampire de l'autre et de son intimité.

Rien que de très accessoire en fait, la question de l'écriture fonctionne plutôt comme source de bons mots émaillant les échanges entre personnages, véritable point fort du film dans sa dernière partie. La direction d'acteur et les jolis choix de mise en scène révèlent leur force quand Nathalie reçoit son amant dans un appartement couvert de bâches plastiques pour lui annoncer froidement qu'ils doivent se quitter ; ou quand la jeune hypokhâgne revêt un abominable foulard bariolé pour rejoindre son premier amour aux boucles rebelles. Les minces mouvements de sourcils  des filles deviennent riches et font de ces instants d'inimitables scènes de rupture et de premier amour, subtiles, réjouissants, grand moments de jeu d'acteur et de cinéma.

4 avril 2009

La musique d'une journée à Luminy, sous le ronronnement du soleil

La clarté légère d'une lumière jeune sur l'eau fraîche du matin, le jour n'est pas né il y a très longtemps et me voici près pour une journée agréable installé en haut d'une falaise au-dessus de la mer. Longues heures de vacances et de rêve, une mélodie de boîte à musique inonde ce beau moment qui s'annonce, une envie de chantonner et de murmurer ; laisser sentir le bien-être qui grandit, en le saupoudrant à peine d'une inquiétude pleine d'exigence. Attention, l'aube est sortie des draps il y a peu, la nuit froisse encore un peu les joues et tout semble beau et neuf, mais attention, soyons-en digne ; le monde garde un oeil sur nous, quelqu'un peut venir à tout pour nous rappeler à l'ordre : profite, profite de tous tes yeux.

Les jambes étendues sur la pierre blanche, le bourdonnement du vent fort mais souple, des bourrasques soufflent comme une ronde de jazz. Les caractères volent et les pages se tournent, en sourdine la mer en contrebas et un sweat-shirt posé sur les épaules, la matinée traîne et se déguste, un long ronronnement.
 
Un nuage à peine dans l'immensité bleue, il faudra les compter dans la journée.

Parfois, une phrase ou deux amusent, un paragraphe semble magnifique et rempli d'humour ; battement ravi et excité des mains et de tous les bras, communiquer l'énergie retenue par des gestes désordonnés et fous, par des blagues que soudain l'on se raconte tout seul en hurlant de rire à la chute, toujours surprenante et source de ravissement. Des contes bancals, des fantaisie cocasses, des femmes à barbe et des clowns marchant sur un fil au dessus des calanques pour mieux plonger dans l'onde. De telles fantaisies, c'est distrayant et frais et délicieux. 

Alors pour raconter au mieux, une guitare s'impose peut-être et il faudrait apprendre à en jouer pour la dégainer au mieux, laisser les accords boisés s'inviter à la fête pour soutenir les contes amusants et les comptines chantées en lisant. La barbe généreuse et les cheveux longs sous un feutre gris à rayures, on prendrait le choeur par la main et chanterait le plaisir de marcher plutôt que de courir ; et les trois voix féminines acquiesceraient en buvant leurs jus de fruits et finissant le sandwich du déjeuner, en croquant toutes trois dans une pomme rouge en reprenant en choeur les la la la parfumés à la pulpe généreuse.

Dans l'élan, l'ampli sortirait du sac à dos comme une colombe du microscopique chapeau d'un magicien, et la guitare se ferait plus électrique, la voix se rappellerait des bières bues depuis des années et les contes & ballades prendraient une teinte de papier de verre ; faire sentir sa maturité, sa capacité aux récits tristes des marins, aux histoires de monstres et de filles quittant l'homme au nez rougi pour le riche voisin.

Mais pas le temps de se rêver plus longtemps en singer -songwritter biberonné au bourbon, un bateau rejoint en ce moment le port et son équipe ravie entonne des chants espagnols en jouant de la harpe dans les cordages. Terre, terre, de retour, enfin de retour, jouons encore un peu de l'écho du large et de la grandeur des tessitures enrichis par les parois des falaises, et dansons encore et encore comme un équipage de mille âmes réjouies. La joie de la mer et du travail au soleil, à quoi peut-on vraiment aspirer de plus quand le beau temps est au rendez-vous et fait du labeur une copie à peine délavée d'un jour de vacances exquis à lire en haut d'une falaise ?

Et en haut de la falaise, le plaisir est plus profond encore car il se distille en solitaire, en écoutant les nuances du bien-être qui détendent les muscles et laissent le sourire s'installer, la solitude volontaire permet de s'écouter plus attentivement et plus paisiblement. Une longue ronde qui bourdonne encore et encore, une douce excitation et quelques infimes inquiétudes, une poignée de grandes questions ; rien de telle qu'une journée tranquille ou un séjour solitaire pour mieux se regarder et débroussailler les herbes, éclaircir les cartes et les boussoles. Pas que j'ai envie de vous oublier, non, mais j'ai juste envie d'être seul un moment, besoin de recevoir l'espace qui m'est nécessaire, et siffloter en regardant les choses et mes rêves en face.

Une vie comme une suite de délicieuses vignettes délicatement arrangées, où les mains battent l'une contre l'autre, les pianos rigolent et les cuivres n'oublient pas de danser eux aussi. Une voix claire pour dialoguer avec ses amis et toutes les personnes qui comptent, une voix propre et juste se fait entendre au milieu du mur des paroles alentour, comme celle d'un soliste de comédie musicale ; grande taille et larges épaules, métaphoriquement bien sûr, il s'agit de décrire la grandeur du coeur et la force d'affection qu'il faudrait être capable d'offrir. Grand pour pouvoir prendre tout le monde dans ses bras, et les rassembler, et nous prendrons tous le thé en sommet d'un superbe point de vue sur les calanques.

Une falaise et tout une journée de vagues superbes dans la lumière, une journée de belle lecture et de méditation ravissante, et voilà déjà les premières réflexions sur la puissance et l'importance des amis. Aspirant solitaire et songeant déjà aux autres même pas huit heures après d'avoir commencé l'expérience !

Mais voici le soleil qui rougit doucement, grandit en descendant sans se presser, une chute d'eau euphorique au ralenti, murmurant très fort : aimez-moi, adorez-moi, je suis beau, je suis grand et rouge, lancez une danse folle pour moi depuis le haut d'une falaise, une danse pour l'embrasement du soleil. Une danse à danser seule et saoul en battant le rythme d'un petit bâton sur une rambarde métallique. Un soleil tendre et amoureux, immense et rouge comme un coeur, un soleil féminin, qui coule et repeint tout, qui s'effondre et décompose ses mouvements pour mieux mimer sa chute dans l'eau, mieux laisser entendre son bourdonnement de chute comme une saturation instable sur le fond de l'oeil, une tache rémanente ; ce soleil, elle coule et elle attire le regard, elle est une chute d'eau.

Le silence qui suit l'extinction d'un coucher de soleil, c'est encore le coucher du soleil, c'est plus qu'un écho.

Il fait chaud encore, mais dans le noir, au coeur du crépuscule, encore chaud et bien plus frais, l'envie soudaine de repousser un peu la brise qui se pose sur l'épaule. Ranger les affaires dans le sac, sans trop réfléchir, machinalement et comme un robot, en murmurant un psaume païen, une complainte intime qui glisse entre les dents ; déjà la nuit, déjà le retour au lit et la fin de la suspension du temps dans l'éclat de la falaise, déjà l'ombre, et rien de changer depuis ce matin. Quelques miettes de bien-être et de sourire large ; pour quel changement ?

Alors quelques instants encore accoudés à la balustrade. Le regard au loin, les yeux projetés vers l'horizon invisible ; aucun lampadaire sur la falaise, nul phare visible à l'horizon, idéal pour se glisser dans une autre méditation de quelques minutes. Pour réviser encore une dernière fois les préceptes écrits en lettre. L'importance d'une ou deux personnes de valeur sur lesquels installer ses repères, des points de repères essentiels même si ces personnes disparaissent au bout de quelques semaines à peine, ou s'éloignent, car les gens passent aussi et même les personnes importantes ; des fantômes hantant l'esprit, mais pourquoi cesser de sourire quand le café n'en est en fait pas plus amer ? Et songer alors à ses amis, tous ses amis, dans leur plus large cercle, ici ou là et pas toujours auprès de nous, car chacun poursuit son plan et suit son courant. N'y a-t-il pas un compromis à trouver ?

La lampe frontale allumée maintenant, je pose prudemment les pieds sur les pierres de la descente. Je reviendrai encore, chercher le compromis et l'équilibre dans l'éclat des pierres blanches, je reviendrai en chantant encore ces claquement électroniques et cette microscopique boucle d'accord, le piano de tous mes amis.

3 avril 2009

L'histoire du hip hop : un premier rap engagé, un immense message

The Message 
by Grand Master Flash & the Furious Five (1982)

Dans Tritska, son livre sur le rap de la Nouvelle Orléans, Nik Cohn consacre un chapitre à l'histoire du hip hop. Superbe digression riches en détails, passionnante, et qui donne envie de se plonger dans les vieux titres ; environ 30 ans d'histoire, voilà une richesse à portée de monde.

On y apprend ainsi que le rap n'a pas toujours été une musique engagée, loin du côté média des banlieues auquel il est rapidement associé dans certaines présentations caricaturales. Fin des années 70, un DJ trifouille des vinyles disco et un Master of Ceremony met l'ambiance au micro, recette efficace pour une musique de danse d'un nouveau genre, aux textes légers et fun ; démarche culturelle originale et newyorkaise, mais rien de plus qu'une mode, entend-on.

Mais les choses changent avec The Message des pionniers de Grand Master Flash. Quelques notes de synthétiseurs à peine, mais Melle Mel et Duke Bootee s'appuient sur ce support pour planter une description terrible. Débris de verre éparpillés, les gens pissent sur les escaliers, les junkies dans la rue déambulent armés de battes de base-ball, le bruit, l'odeur du quartier délabré, et aucun moyen de s'échapper sans argent ni voiture, tout juste saisie. Alors ne me pousse pas à bout, je tente de ne pas perdre les pédales.

Don't push me
Cause I'm close to the edge
I'm trying
Not to lose my head
It's like a jungle sometimes

Le Bronx, des quartiers entiers à la pauvreté terrible, dépeint au long de cinq immenses couplets. Le rap a grandi et devient messager. 
L'écho résonne loin, The Message atteint la 4ème place des tops R'n'B, le mouvement prend de la vitesse.

2 avril 2009

Deux savants cherchent, découvrent et doutent, et l'on rit et apprend beaucoup

Les arpenteurs du monde 
par Daniel Kehlmann (2005)

S'approprier le monde, grand dessein de la science du XIXème siècle, indissociable de ses grandes figures. Explorer les mers et les plus lointaines jungles, jouer avec les formules mathématiques, mesurer chaque chose avec la plus grande précision qu'il soit, s'emparer des problèmes du monde et leur appliquer la précision et la rigueur des formules ; tout un socle de pratiques scientifiques débroussaillées par ces grandes figures, ces pères fondateurs de la science moderne.

Qu'il serait tentant d'imaginer le cheminement de ses grands esprits. Et même leur vie quotidienne, dans la foulée, leurs personnalités hors norme promettent de riches moments romanesques, de jolies anecdotes et des pommes venant frapper la tête du génie pendant une sieste à l'ombre...

Défi littéraire plus compliqué qu'il n'y parait : tisser une histoire agréable à lire, véridique sans être pédante, fluide et vivante, avec bien plus de fantaisie qu'une biographie rigoureuse ; et sans pour autant tomber dans la caricature du savant rêveur, du génie nébuleux. Daniel Kehlmann relève le défi en construisant un livre particulièrement distrayant autour de deux grandes figures allemandes. Gauss, le prince des mathématiques, et von Humboldt, explorateur de génie ayant parcouru l'Amérique du Sud des années durant. Les sciences pures et exactes face aux sciences de la vie, l'auteur a déniché une idée de génie en présentant ces deux figures complémentaires, évitant ainsi de tomber dans une caricature monolithique des recherches scientifiques, focalisées sur un sujet unique ; cette variété des domaines de recherche correspond parfaitement à l'état d'esprit des grands savants du XIXème, enfants des Lumières, leur envie d'embrasser le monde et d'appliquer l'entendement à toute chose. Ils sautent eux-mêmes d'un domaine à l'autre, des mathématiques à l'astronomie ou au magnétisme, de l'exploration pure au croquis scientifique ou à la classification d'espèces : toutes ces chapelles sont poreuses alors, il suffit de vouloir comprendre, attaquons !

Le récit se voit rythmé par ce va-et-vient, l'explorateur des mondes lointains, l'esprit immensément brillant qui ne quittera presque jamais la Prusse, et aucune lassitude ne vient perturber le parcours du lecteur. D'autant que Daniel Kehlmann joue parfaitement d'un humour fin, capable de provoquer éclats de rire sans jamais se moquer franchement de ses personnages. Il laisse percevoir leurs découvertes et leur génie, les ravages de l'âge ou leurs petites manies, à l'aide d'un style mesuré, sans phrase inutile, sachant faire mouche.

Von Humboldt gravit la plus haute montagne connue au monde, dans la Cordillière du monde, découvre les terribles effets de l'altitude, et l'on rit encore et encore de ses hallucinations, tout en sentant en sous-texte l'exploit physique du pionnier ; un immense chapitre qui reste gravé dans la mémoire. 

1 avril 2009

Course-poursuite de métiers en jeune fille pour voler des baisers

Baisers volés 
par François Truffaut, avec Jean-Pierre Léaud (1968)

Antoine Doinel quitte l'armée et saute de boulots en boulots, courant au rythme de Jean-Pierre Léaud et des facéties de François Truffaut. Veilleur de nuit, réparateur télé, vendeur de chaussure, et surtout détective privé au sens de la filature aigu : relever le col, courir vers une porter cochère, port de la casquette, discrètement derrière un arbre ou se glissant dans une cabine téléphonique, c'est la finesse féline d'une panthère rose qui souhaiterait qu'on remarque et salue sa discrétion ostentatoire. Antoine, voyons !

Quel bonheur de voir Jean-Pierre Léaud remettre sans cesse vers la gauche sa mèche longue, dans mouvement de la main droite qui passe courbe par dessus son front. L'entendre courir et découvrir encore cette voix qui bafouille, la rapidité des mots, cette improvisation et cette liberté, parfaitement cadrée dans les images au rythme juste. Pas grand chose de plus, peut-être, qu'une longue course-poursuite de métiers en emplois et de filles en femmes mariées ou en putes, mais une course-poursuite réjouissante, comme cette capacité à tenir presque deux minutes en répétant trois prénoms devant sa glace.